Avant-propos de Armin T. Wegner
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bien personnellement l'extermination des Arméniens. Le fait qu'il était minis–
tre à l'époque et dirigeait les affaires intérieures suffirait amplement à le prou–
ver. C'est en cette qualité qu'il devint, avec évidence, l'organe exécutif du
gouvernement jeune turc, chargé d'appliquer les fameux décrets, préparés par
le Comité Union et Progrès et adoptés par le ministère turc, qui visaient à
l'extermination des Arméniens. L'exécutif était en son pouvoir, et cela suffit à
écarter l'éventualité selon laquelle Talaat pourrait être personnellement inno–
cent des massacres des Arméniens.
Aussi ce n'est pas par un injuste destin que l'homme d'état turc paya de
sa vie la part qu'il avait prise au crime contre les Arméniens. Car son crime fut
si effroyable que même l'acte d'un assassin, repréhensible parce que criminel
et regrettable comme tout acte de violence, nous apparaît comme une déli–
vrance: ainsi la nature désespérée s'est libérée par ses propres forces. Oui,
j'incline à penser que, s'il existe une puissance supérieure au-dessus des peu–
ples, nous devons croire que c'est bien l'Histoire elle-même qui a voulu la
mort de Talaat lorsqu'elle le fit exécuter par l'une de ses victimes. Il est humai–
nement compréhensible que les partisans turcs et les partisans allemands de
l'ancien gouvernement ottoman accueillirent avec irritation le verdict de non-
culpabilité ; cependant, cela ne peut justifier leurs violentes invectives contre la
justice allemande qui, quoi qu'on ait dit, fit hautement preuve de son impar–
tialité. De même, quelle inversion des valeurs put les inciter à qualifier de
«
lâche» l'acte de Tehlirian, puisque celui-ci témoignait au contraire, par son
intervention personnelle, de son héroïque volonté de se sacrifier pour son peu–
ple, alors qu'il ne faut aucun courage à un ministre pour, de son bureau, faire
déporter tout un peuple dans le désert.
Par ailleurs, la mutitude d'accusations vigoureuses qu'on lança contre le
peuple arménien afin de rejeter sur son propre comportement la responsabilité
de la terreur dont il fut victime ne sauraient atténuer l'effroyable injustice que
l'on commit à son égard. Que les Arméniens sur le front russe aient traîtreuse–
ment livré des mouvements de troupes turques, que des soldats arméniens
soient passés à l'ennemi, il se pourrait que cela ait un fondement véridique;
mais ce n'est, me semble-t-il, que trop compréhensible au terme de la dure
oppression que les Arméniens subirent durant des dizaines d'années de la part
du peuple qui leur imposait son hégémonie. On peut même penser que ce fut la
Turquie elle-même qui, par l'absence de scrupules qu'elle manifesta dans les
mesures impitoyables qu'elle prit à rencontre des Arméniens, inspira à ceux-ci
de tels actes. Des faits semblables se sont produits également dans les empires
centraux avec des régiments polonais ou tchèques. Pourtant, personne chez
nous ne songe à punir des innocents pour ces mêmes faits, à jeter, par exem–
ple, toute la population polonaise à la mer Baltique ou à laisser la population
tchèque de l'Autriche mourir de froid dans les cols des hautes montagnes du
Tyrol.
On ne pourra donc jamais excuser de cette façon le crime commis envers
la totalité du peuple arménien. Dans tout pays civilisé, martyriser inutilement
Fonds A.R.A.M