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Le Procès de Tehlirian
cent, qui se dresse hors de ses tombeaux, lève ses mains décharnées pour pro–
tester contre l'abomination de la guerre, la cruauté de son bourreau, et clame
une fois encore au monde, depuis la tribune de ce procès, son indicible dou–
leur. Voilà ce qui fait de ce procès l'un des plus mémorables qui se soient
jamais déroulés en Allemagne. Car les événements qu'on y discute sont doués
d'une force tellement écrasante que les jurés, malgré l'évidence de mort vio–
lente par homicide, en arrivent à prononcer un acquittement, et que ce procès,
en dépit de tous les efforts tendant à le rendre apolitique, brise toutes les bar–
rières et s'élargit aux dimensions d'un tribunal de l'humanité. Sa sentence
devient un jugement de l'histoire universelle.
Soghomon Tehlirian lui-même n'est qu'un symbole, un atome en qui se
cristallise la douleur de toute une race maltraitée qui, placée en état désespéré
de légitime défense, passe aux représailles. Son destin est caractéristique du
destin de ses compagnons d'infortune : ce n'est que l'un des centaines de mil–
liers qui se répétaient uniformément au milieu des mêmes souffrances cruelles
et des mêmes tourments. Si l'auteur de ces lignes, qui fut également invité à ce
procès en qualité de témoin, avait pu prendre la parole, il n'aurait pu que con–
firmer tous les événements qui y furent retracés. Ces événements ne représen–
taient qu'une faible partie de ce qu'il avait vu lui-même et de ce qui s'était réel–
lement passé. Je n'ai cependant pas l'intention de reprendre ici ces faits,
d'autres les ont, tout comme moi-même, assez fréquemment exposés, et cha–
que ligne de ce rapport les fait ressortir distinctement.
Le rôle joué par l'ex-ministre turc de l'intérieur lors de ces tristes événe–
ments ne fut pas exposé devant le tribunal d'une façon circonstanciée. La
cour, qui ne pouvait nullement passer pour un tribunal d'état et donc, de ce
fait, décider ni de la question arménienne en soi ni du sort de celui qui fut à
l'origine de ses malheurs, mais qui devait uniquement juger d'une action iso–
lée, ne pouvait accorder à l'audition des preuves plus d'importance qu'il
n'était nécessaire à l'équité du jugement porté sur l'acte de Tehlirian. C'est
ainsi que l'examen de la question : « Talaat est-il objectivement coupable ? » ne
fut pas mené à son terme, juges et jurés se déclarant au surplus persuadés que
Tehlirian avait tenu l'ex-ministre turc pour le responsable. Cependant, cette
fois-ci encore, on vit comment la vérité se fraie par force un chemin. La seule
déposition de l'évêque arménien Balakian présente le comportement de Talaat
sous un jour si désavantageux que le contenu des débats fournit à lui seul suf–
fisamment de matériaux pour que l'on prouvât que le ministre avait une
exacte conscience de la portée de ses ordres. A plus forte raison n'est-il plus
possible d'avoir le moindre doute, après avoir pris pleinement conscience de
tous les faits contrôlables ! La défense avait préparé des preuves d'un très
grand poids en vue d'une intervention immédiate : parmi les témoins cités se
trouvaient des officiers supérieurs allemands qui avaient de très importantes
dépositions à faire contre Talaat. D'autre part, les dépêches décisives de
Talaat (dont les principaux originaux furent visibles pendant la durée des
débats) permirent à chacun de se faire une opinion et de savoir si Talaat voulut
Fonds A.R.A.M