Avant-propos
de
Armin T. Wegner*
L'infortune du peuple arménien est sans exemple dans cette guerre, voire
peut-être dans toute l'histoire de l'humanité. Le crime perpétré ici fut si mons–
trueux que, même pendant la guerre l'écho qu'il éveilla et l'émotion qu'il sus–
cita franchirent les frontières de tous les pays, sans pénétrer toutefois au cœur
de l'Allemagne. En effet, lorsqu'après l'armistice des témoins isolés de ces
événements cherchèrent à faire appel à sa conscience, elle continua, frappée de
stupeur et aveuglée par sa propre douleur, à faire la sourde oreille devant cette
vague de terreur à laquelle elle avait inconsciemment prêté main forte. Voici
qu'un coup de pistolet d'un étudiant arménien inconnu, qui abat l'ex-ministre
de l'intérieur turc, et le procès qui s'ensuit font converger une fois encore les
yeux du monde, et pour la première fois ceux de l'Allemagne, sur le chapitre le
plus sanglant de la guerre mondiale; et la vérité, à savoir le massacre systéma–
tique de tout un peuple par le gouvernement jeune turc, éclate au grand jour.
Par un singulier renversement des rôles, l'accusé, victime passive et réservée,
se transforme sans avoir prononcé le moindre mot à cet effet et par la seule
force massive des faits en sa faveur, et ce n'est plus Soghomon Tehlirian qui
occupe le banc des prévenus, mais l'ombre maculée de sang d'un mort; cela
confirme la phrase mystérieuse: «ce n'est pas l'assassin, mais la victime qui
est coupable!». Pourtant, même la figure de Talaat Pacha ne confère pas à
ces débats leur signification dernière; tous deux, le frêle étudiant arménien et
l'homme d'état turc de forte carrure, disparaissent à l'arrière-plan devant
l'épouvantable misère de tout un peuple, exterminé à près de cinquante pour
*
Armin Theodor Wegner, né à Wuppertal (Westphalie) le 16 octobre 1887, Dr. en droit,
membre du service sanitaire allemand du maréchal von der Goltz Pacha en Turquie pendant la
première guerre mondiale. (Voir annexe, note 8).
Le 11 avril 1933, il adressait à Hitler une lettre où il le priait de ne pas répéter la faute de
l'Espagne médiévale, persécutrice des Juifs. Arrêté, jeté en prisons et dans des camps de concen–
tration, torturé, il fut expulsé en 1934 et vécut jusqu'à sa mort à Rome (17 mai 1978).
Au cours des conversations que nous eûmes avec lui, il nous dit: «Toutes les démarches que
j'ai entreprises à Berlin en 1915 en faveur des Arméniens, seul, avec Lepsius ou d'autres hautes
personnalités pour alerter l'opinion publique allemande sur ce qui se passait en Turquie, ont
échoué. Quand je n'étais pas mis à la porte des rédactions, je n'étais simplement pas reçu... Tous
les Allemands, clercs ou laïques, étaient persuadés que les Arméniens avaient trahi leur pays et
qu'il fallait les massacrer».
—
Et quand vous étiez en Turquie, avez-vous parlé de cette question dans votre entourage?
A. Wegner pointe son regard et fronce les sourcils:
—
J'aurais été tout de suite renvoyé!
Fonds A.R.A.M