Introduction
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La raison d ' é t a t ! Ce grand mo t , tous les grands criminels de l'histoire l'ont eu
à la bouche chaque fois q u ' i l s'agissait de justifier leurs sinistres entreprises...
Quand ces héros sanguinaires triomphaient, les livres d'histoire racontaient
que le sang versé était certes regrettable, mais que l'intérêt de la civilisation et
de la paix exigeait ce sacrifice.
La « p e r s p e c t i v e o r i e n t a l e » ne change rien au fait qu'au sang de Talaat s'atta–
che une mer de sang. Talaat Pacha voulait r é s o u d r e la question a r m é n i e n n e
par « l e fer et par le s a n g » . 11 croyait à la recette bismarckienne selon laquelle
les grands p r o b l è m e s du moment se résolvent non par des discours ou par des
décisions majoritaires, mais par le fer et par le feu. C'est à cette fausse recette
que crut Talaat, car le fer et le feu ne résolvent pas les grands p r o b l è m e s , mais
retardent leur solution et les aggravent...
Talaat Pacha est mort. Les Jeunes Turcs ont misé sur un mauvais cheval, non
parce qu'ils ont m a r c h é avec l'Allemagne, mais parce qu'ils ont travaillé
d ' a p r è s la m é t h o d e des hommes de violence allemands.
Hessischer Volksfreund, Darmstadt
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mars 1921
On inhuma Talaat le 20 mars au cimetière Matthaus de Berlin au milieu
d'une affluence énorme. Sous un soleil éclatant, amis et sympathisants, suivi–
rent jusqu'au bout son cercueil recouvert d'un drapeau turc et de son fez
d'ancien ministre.
Mais ce fut Béhaeddine Chakir qui, dès le 15 mars, déplora la mort de
Talaat en présence de ses compatriotes accourus à la nouvelle de l'attentat.
Car le cadavre de Talaat était resté dans la rue pendant deux heures avant
d'être transporté à la morgue; il n'était porteur que de papiers au nom d'Ali
Sali Bey et sa véritable identité ne put être établie que quelques heures plus
tard. C'est pourquoi Béhaeddine Chakir, secrétaire général du Comité Union
et Progrès, l'un des promoteurs les plus déterminés du massacre des Armé–
niens dont il établit le plan avec Talaat, et qui devait être abattu dans ce même
Berlin l'année suivante, en même temps que Djémal Azmi, le monstre de Tré-
bizonde, dans l'oraison funèbre qu'il prononça, dit à ses compatriotes assis–
tant aux obsèques:
«
Ne dites pas: sa mort est regrettable. Talaat Pacha était tout pour nous,
avec son cadavre s'enterrent aussi nos espoirs ('). Non, dans ce règlement de
comptes, une pensée nous soulage: il n'y a pas de doute que nous sommes sor–
tis gagnants dans cette affaire. Talaat Pacha était prêt à payer la part de dettes
qui lui revenait; il portait dans sa poche l'obligation, et le sort en a décidé
ainsi (
2
). »
(')
Sous-entendu : marcher sur le Caucase, exterminer les Arméniens et tous les chrétiens, et
réaliser enfin le rêve pantouranien.
(
2
)
NOR ERK1R, quotidien arménien. Paris, 29 novembre 1937.
Fonds A.R.A.M