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Le Procès de Tehlirian
Il y vivait avec sa femme, sous unefausse identité, dans une grande discrétion,
à l'abri des regards, soucieux avant tout d'échapper aux recherches, qu'il
savait être lancées contre lui.
L'attentat du 15 mars 1921 a montré la vanité de ses précautions face à la
réelle détermination de Tehlirian, malgré la concordance des témoignages à le
présenter comme un étudiant fragile, taciturne, malade, en proie à de fréquen–
tes crises d'épilepsie. Jusqu'ici, l'opinion publique allemande ignorait tout, ou
presque, des massacres en terre anatolienne. De nombreux articles de presse,
confortés par les témoignages courageux de plusieurs humanistes allemands,
ont achevé d'informer le pays sur les événements de 1915, et quand, sept
semaines plus tard, le procès s'est ouvert à Berlin, l'accusé Soghomon Tehlh
rian faisait déjà figure de victime et Talaat Pacha, dont la personnalité s'éclai–
rait au fur et à mesure de l'instruction, de bourreau sanguinaire. Il avait large–
ment surpassé en cruauté et en barbarie Abdul Hamid, dit le Sultan Rouge,
organisateur des massacres de 1895 ayant fait 300 000 victimes arméniennes.
Le verdict d'acquittement a été prononcé en faveur de Tehlirian, au terme
d'un procès d'assises que la nature des témoignages et le contenu des plaidoi–
ries ont porté constamment vers le procès politique. Il suffira pour s'en con–
vaincre de lire les éloquentes interventions des trois défenseurs mais aussi et
surtout l'avant-propos précis et accablant d'Armin T. Wegner et l'admirable
témoignage de Johannes Lepsius dont la puissance d'évocation, la rigueur
implacable et l'élévation de la pensée ont placé l'événement dans le seul cadre
assez grand pour le contenir, c'est-à-dire l'histoire d'un peuple.
Dans le prétoire nul ne songeait ni n 'osait mettre en doute la véracité des
accusations portées par les deux éminentes personnalités allemandes, peu sus–
pectes de partialité en raison de leur honorabilité et de leur probité intellec–
tuelle et morale.
On comprendra en lisant les minutes du procès, dont nous publions en
deuxième partie l'intégralité, que celui-ci s'est mué assez rapidement en une
mise en accusation de la victime de l'attentat et à travers elle, du gouverne–
ment turc de 1915 tout entier. L'absence d'une partie civile turque a sans
doute facilité la tâche des juges. Le procureur lui-même ne pouvait s'appuyer
sur aucun témoin à charge. Quant au contexte politique dans lequel se dérou–
lait le procès, il est probable que l'Allemagne n'avait assurément nulle envie
d'avoir l'air de soutenir son ancienne alliée, la Turquie. Un excès de rigueur
contre le meurtrier de Talaat que la justice turque avait condamné à mort,
comme on sait, au terme du procès des Unionistes, ne lui aurait apporté aucun
avantage politique et aurait, au contraire, inutilement indisposé les vain–
queurs.
Le compte rendu de ce dernier procès et la publication, en fin d'ouvrage, de
l'intégralité du jugement rendu par un tribunal turc contre les auteurs des
massacres et des exactions, sont l'un des points forts de ce livre. Plus encore
Fonds A.R.A.M