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Chaque vallon de quelque importance renferme son bourg
ou son hameau ; mais les maisons sont collées au rocher;
car i l importe de se montrer avare du sol cultivable, que
les habitants aménagent avec un soin minutieux, dispo–
sent en terrasses et soutiennent à l'aide de murailles en
pierres sèches. Les torrents détournés à de grandes hauteurs
portent, par une foule de petits canaux, leurs eaux jusque
dans la moindre parcelle de terre, répandent la fraîcheur et la
fertilité.
Ces oasis sont parfois fort éloignées les unes des autres,
et leurs habitants ne communiquent entre eux que lorsque
les torrents veulent bien le leur permettre. Ces gens, de
nos jours comme dans les temps primitifs, fabriquent eux-
mêmes dans leurs villages toutes les choses nécessaires à la
vie, les tissus de laine et de coton, les instruments de cul–
ture, les selles pour leurs chevaux, la poterie, les ustensiles
de cuivre. Ils reçoivent de la nature les céréales, les légumes,
les fruits, le coton. Les troupeaux qui paissent leurs mon–
tagnes fournissent la laine, la chair et les laitages, les peaux.
Le gibier abonde, et, vivant dans l'abondance, ils dédaignent
le poisson qui pullule dans l'Araxe : cyprins et salmonidés,
esturgeons, qui, parfois, atteignent des tailles géantes. Quant
à leurs importations, elles ne portent que sur les armes
à feu, les cartouches, la poudre et le sel. Ces hommes sont
pauvres, dira-t-on, parce qu'ils ne possèdent que peu d'ar–
gent, mais en fait ils sont riches, très riches même, car ils
n'ont à craindre ni la faim ni le froid, et leurs besoins se
trouvent être plus largement satisfaits que ceux des gens de
nos villes.
Au Oara-dagh, comme au Qara-bagli, les parties les plus
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levées du pays sont parfois affreusement dénudées : à peine
y voit-on quelques arbres fruitiers chétifs aux alentours des
villages, et le manque de bois contraint les habitants à brûler
des argols. Cependant, ces pays au climat excessif, le plus
souvent couverts de brouillards et pris dans les nuages, où les
pluies sont fréquentes, les rosées journalières, fournissent
d'abondantes récoltes de céréales dont 1a culture fait, avec
l'entretien des troupeaux, la seule occupation des montagnards.
Rien n'est plus triste que ces hauts plateaux, qui aux mêmes
latitudes sont tous semblables. Il y règne même en plein cœur
de l'été un froid glacial pendant la nuit, une humidité péné–
trante ; les collines dénudées se succèdent à perte de vue, et
les arbres très rares d'ailleurs qu'on rencontre autour des vil–
lages, toujours courbés par le vent, donnent une impression
semblable à celle que l'on éprouve devant les bois clairsemés de
nos côtes océaniques dans les parties de la Bretagne les plus
CHAP. I
Fonds A.R.A.M