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M A R A P A S C A T I N A .
les yeux fixés à terre, i l gémit du plus profond
de son cœur et soupire. Pourquoi cette douleur?
demandent les confidents. E t lui reste plusieurs
heures saris répondre; enfin, poussant des gémis–
sements, i l commencée dévoiler toutes ses se–
crètes pensées, les soupçons de son cœur et aussi
les
détails de l'horrible vision :
«
I l advint, ô mes amis, di t - i l , que je me trou–
vais aujourd'hui sur une terre inconnue , près
d'une haute montagne dont l a cime paraissait
enveloppée de glaces et de frimas. On disait que
c'était le pays des descendants d'Haïg. Mon r e –
gard plongeait au loin vers la montagne, lors–
qu'une femme revêtue de l a pourpre, enveloppée
d'un voile bleu céleste ( i ) , m'apparut assise au
plus haut de la cime. Ses yeux étaient beaux, sa
stature était élevée, son teint était de rose ; elle
était dans les douleurs de l'enfantement. Comme
j'avais le regard tendu vers ce spectacle étonnant,
cette femme mit au monde tout à coup trois hé–
ros accomplis pour l a taille et pour l a force. L e
premier, monté sur un l i on , prit son vo l vers
l'occident; le second, sur un léopard, s'élança
vers le nord ; le troisième, sur un énorme dragon,
se précipita avec fureur sur notre empire.
«
Au milieu de ces visions confuses, i l me sem–
blait que, debout sur la terrasse de mon palais, j ' en
voyais l a frise ornée de magnifiques tentures, et la
plate-forme couverte de tapis émaillés de diverses
couleurs. Nos dieux, à qui je suis redevable de la
couronne , étaient là présents dans tout l'éclat de
leur majesté, et moi avec vous , leur offrant des
sacrifices et de l'encens. Tout à coup , levant les
yeux, je vis le héros, monté sur le dragon, prendre
son vol avec des ailes d'aigle ; en fondant sur nous,
il croyait venir exterminer nos dieux; mais mo i ,
Astyage, me précipitant à sa rencontre, je sou –
tins ce choc formidable et je combattis ce mer–
veilleux héros. D'abord nous nous frappâmes l'un
l'autre de la lance et nous répandîmes des flots de
sang, et la plate-forme du palais, inondée des
rayons du solei l , se transforma en un mur de
sang. Pu i s , recourant à d'autres armes, nous
combattîmes encore des heures entières
(2).
«
Mais à quoi bon prolonger ce récit, puisque
la fin de tout était ma ruine ? L'impression du dan–
ger me couvrit d'une sueur violente, le sommeil
s'enfuit loin de moi, et depuis ce jour je ne compte
(1)
Deux manuscrits portent : « d'un voile très-
ample».
(2)
Sur les songes d'Astyagc, cf. Hérodote ( liv. I,
ch.
107-108).
Dans le récit de ce dernier, les songes d'As–
tyage avaient rapport à Cyrus son petit-fils et à sa fille
Mandane. .
plus parmi les vivants. Ca r le résultat d'un tel
songe n'a d'autre signification que la terrible i n –
vasion que Tigrane, le descendant d'Haïg, doit faire
chez nous. Mais quel est l'homme qui , avec le
secours de nos dieux, nous venant en aide par ses
conseils et ses actes, ne croirait pas partager le
trône avec nous? »
Ayant ouï beaucoup d'avis utiles de la part de
ses confidents, le roi les honora de ses remerci -
ments.
X X .
(
CH. X X V I I . )
Opinions des confidents a*Astyage ; ses réflexions
et ses projets ; leur exécution immédiate.
•«
Après avoir entendu de vos bouches bien des
avis sages et ingénieux, ô mes ami s , je dirai ce
qu i , en fait de conseils et de réflexions, me pa–
raît
à
moi préférable, si les dieux daignent m'as-
sister. I l n'y a r ien de plus utile contre un ennemi,
quand on connaît ses desseins, que la présence
d'une personne qu i , avec l'apparence de l'amitié,
lui tende des embûches. Ce n'est ni avec des tré–
sors, ni avec des paroles trompeuses, que nous
pouvons réussir, mais c'est en agissant ainsi que
j e le veux. L'instrument de mes desseins, l'agent
de cette trame est la sœur de Tigrane, la belle et
prudente Dikranouhi ; car de tels liens de parenté
à l'étranger lui donnent toute facilité d'ourdir
en secret de sourdes menées, en allant et en
venant ; ou bien à l'improviste, à force d'argent
et de promesses pour engager quelqu'un des fa–
miliers de Tigrane à le poignarder ou à l'empoi–
sonner; ou pour séduire avec de l 'or , détacher
de lui ses partisans et .les gouverneurs des p r o –
vinces. C'est ainsi que nous nous saisirons de T i –
grane comme d'un faible enfant. »
Les confidents du r o i , regardant le projet
comme efficace, en machinèrent l'exécution. A s -
tyage envoie un de ses conseillers à Tigrane avec
de riches trésors et une lettre ainsi conçue :
X X I . ( CH . X X V I I I . )
Lettre d'Astyage. Consentement de Tigrane. Dé–
part de Dihranouhi pour la Médie.
«
Mon frère bien-aimé le sait : rien ne nous
fut donné par les dieux de plus utile dans cette,
vie qu'un grand nombre d'amis, c'est-à-dire d ' a–
mis sages et puissants; car ainsi les troubles du
dehors ne nous atteignent pas, et, s'ils parviennent
chez nous, aussitôt on les repousse ; au dedans,
l a perfidie ne peut trouver accès, et toute per -
Fonds A.R.A.M