H I S T O I R E A N C I E N N E D E L ' A R M É N I E .
sous le joug, il la mit en état de subjuguer et dé
faire payer tribut à de nombreux peuples. Pa r –
tout s'élevaient des monceaux d'or, d'argent, de
pierres précieuses; partout on voyait des vêtements
de toute forme, de toute couleur pour hommes
et pour femmes; si bien que l a laideur paraissait
aussi belle que la beauté, et la beauté, selon l'es–
prit du temps, était déifiée ( i ) . On voyait les fan–
tassins chevaucher, les frondeurs devenus d ' h a –
biles tireurs d'arcs, les hommes auparavant a r –
més de pieux manier le glaive et l a lance, les
gens autrefois sans armes, couverts de boucliers
et d'armures de fer. L a vue des soldats rassem–
blés, le feu, l'éclat resplendissant de leurs armures
et de leurs armes, suffisaient pour dérouter l ' en–
nemi. Tigrane inaugure l a paix, multiplie les édi–
fices et féconde tout le pays avec des ruisseaux
d'huile et de miel.
Tels sont, avec beaucoup d'autres encore, les
bienfaits dont gratifia notre patrie Tigrane fils
d'Erouant, prince à la blonde chevelure bou –
clée
(2),
au visage coloré, au regard doux, pu i s –
samment membre, large des épaules, à la marche
rapide, le pied bien tourné, sobre toujours dans
le boire et le manger, et réglé dans ses plaisirs.
Nos ancêtres le célébraient au son dupampirn
( 3 ) ,
-
en chantant sa prudence , sa modération dans
les plaisirs de la chair, sa sagesse, son éloquence,
et son désir d'être utile à l'humanité (4). Quel
plus grand plaisir pour moi , que de prolonger
ces sujets louangeux pour l u i , et qui sont l a vé–
rité de l'histoire! Toujours équitable dans ses j u –
gements , sa balance, égale pour tous, pesait sans
partialité la conduite de chacun. I l n'était point
(1)
Deux manuscrits portent : « et la beauté paraissait
surpasser les divinités ».
(2)
Cf. Emin, traduct. russe de l'Histoire de Moïse de Kho–
rène ,p.
95.
Les dictionnaires arméniens et tous les tra–
ducteurs de Moïse de Khorèneontrendul'expression
aghé-
peg
par « chevelure argentée » ou « grisonnante », ce qui
n'est pas exact.
(3)
Le pampirn était un instrument à cordes métalli–
ques ou en boyaux, que l'on faisait résonner au moyen
d'un petit morceau d'os ou d'ivoire, ou bien avec un ar–
chet (Emin,
Vebk....
p.
97-98).
Cet instrument devait
donc présenter quelque analogie avec le
thampour
ou
guitare des Persans, ou le
psalter
des Arabes. On peut
voir dans la
Palestine
de M. Munk (coll.
de V Univers
pittoresque),
p.
454-455,
la description des instruments
de musique à cordes en usage chez les Hébreux et parmi
lesquels il s'en trouve plusieurs qui ne sont pas sans une
grande ressemblance avec le pampirn des Arméniens,
notamment le
Kinnor
et le
Nébel.
(4)
On peut comprendre aussi ce membre de phrase un
peu différemment : « et ses qualités utiles dans tout ce
qui touche à l'humanité ».
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jaloux des grands, i l ne méprisait pas les petits ;
i l n'avait d'autre volonté que d'étendre sur tous
le manteau de sa sollicitude. [Tigrane], depuis long–
temps déjà, lié ]par des traités avec Astyage ( As -
chtahag)
(1),
r o i des Mèdes, lui donne en mariage
sa sœur Dikranouhi, qu'Astyage recherchait avec
empressement; car celui-ci se d i sa i t : Pa r cette
alliance, j'aurai pour Tigrane une constante affec–
tion, ou j e lui tendrai facilement des embûches
pour le faire périr. » E n effet, pour l u i , Tigrane
était un sujet de crainte, car une prophétie indé–
pendante de sa volonté lui avait annoncé l'évé–
nement que voici :
X V I I I . (CH. xxv . )
Crainte et soupçon d Astyage, en voyant tétroite
amitié de Cyrus et de Tigrane.
L a cause première de ces craintes était l ' a l –
liance et l'amitié qui unissaient Cyrus et Tigrane.
Souvent aussi le sommeil fuyait loin d'Astyage
lorsqu'il rappelait ses souvenirs. I l faisait sans
cesse
à
ce sujet des questions à ses confidents :
«
Comment pourrons-nous, disait-il, rompre
les liens d'amitié entre le Perse et le descendant
d'Haïg, fort de tant de myriades d'hommes? »
Pendant qu'il est agité par ces pensées, une vision
lui apparaît, qui lui révèle sa situation et qu'il
raconte ainsi :
X I X . ( CH . xxv i . )
Comment Astyage, la haine au cœur, voit sa des–
tinée présente dans un songe singulier.
«
U n grand danger, dit-il, menaçait le Mède
Astyage, par le fait de l'union de Cyrus et de
Tigrane. C'est pourquoi, de l'effervescence de ses
pensées, lui apparaît dans le sommeil de la nuit
un songe, où i l vit ce qu'étant éveillé i l n'a j a –
mais vu ni entendu. I l se réveille en sursaut, et,
sans attendre le cérémonial usité, l'heure du
conseil, car ilsrestait encore bien des heures de l a
nuit, i l appelle ses confidents. L e visage triste,
(1)
Le nom d'Astyage, en arménien
Aschtahag,
en an–
cien persan
Ajdahag,
signifie « dragon ». En arménien le
mot dragon ou serpent est rendu par
Vitchab,
d'où s'est
formé le nom des
Vitchàbazounk,
«
descendants des
dragons » c'est-à-dire, « d'Astyage » ( Cf. Emin,
Vebk
p.
16,17).
En persan, le mot ifcfar qui, en arménien, veut
dire les Mèdes, a la signification de « serpent ». On sait
qu'en Orient les deux expressions de « dragon » et de
«
serpent » se confondent habituellement chez les écri–
vains qui ont enregistré des faits de l'époque héroïque.
Fonds A.R.A.M