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AU P AY S DES MAS SACRE S
mouvement, nul bruit que l'harmonieux balancement des moissons, le
ruissellement continu de l'eau vive et tous les chants d'oiseaux qui
disent l'hymne de gloire du printemps d'Orient.
Et nous galopons toujours dans les étroits et tortueux sentiers qui se
succèdent, semblables par le luxe des haies embaumées et des mau–
vaises herbes qui sont d'éclatantesfleurs; dégringolant les ravins, écla–
boussant au fond les flaques d'eau, fouetés par les hauts buissons de
lauriers-roses qui étalent une exubérance de roseurs satinées, jamais
vue.
Enfin, nous voici aux premiers plans de la montagne. Les pentes
s'étirent ou s'affaissent devant nous comme une étofe inégale, boisées
en vert sombre de pins d'Alep, avec çà et là de longues coulées de
moissons frissonnantes. Là-haut, plus qu'à mi-chemin, presque à la
cime, Nahr-Gezlik, dans un repli, est amoureusement caché.
Toujours aucun indice des massacres... Ah! enfin ceci : dans un
défrichement au milieu des pins, une pauvre petite charrue de bois qui
gît renversée, puis l'aiguillon à bœufs jeté à terre, puis le sol longue–
ment piétiné autour du sillon à jamais inachevé.. Petits riens qui
disent tout un drame.
...
Maisonnettes blanches gaiement disséminées dans la verdure,
voici surgir les villas des Européens et des consuls qui, l'été, viennent
ici fuir la chaleur de la plaine et boire un peu d'air frais aux cimes ;
maisons encore fermées par chance, et qui ont ainsi échappé au mas–
sacre. Plus loin s'étage le village arménien où une longue chaussée,
surplombant de profonds ravins, vous mène ; mélancolique chemin
bordé d'un pêle-mêle confus de petites stèles de pierre, qui peu à peu
se font moussues, puis penchent, puis tombent, et se laissent recouvrir
par les buissons de chênes-verts, de caroubiers et de lauriers-roses ;
mélancolique avenue où d'humbles tombes vous accompagnent.
Oh ! le désastre I le voilà soudain : une maison béante, éventrée,
noircie, dressant ses quatre murs nus jadis blancs, où la fumée et la
suie ont fait de longues traînées noires comme des voiles de crêpe ; à
l'intérieur, une masse de décombres : pierres roussies, poutres calci–
nées, terre efondrée du plancher supérieur d'où sortent encore des
fumerolles. Et au-dessus, à la place du toit disparu, l'implacable, le
splendide, le souriant azurl Eblouissante tristesse qui tombe d'en haut
sur ce petit espace ruiné qui fut une maison, un foyer, un centre d'ac–
tivité et de vie.
En sortant, quelle admirable surprise m'arrête au seuil, émerveilé :
un horizon immense se creuse, s'étend, s'étale jusqu'à la mer ; glisse
des pentes boisées de la montagne jusqu'aux vergers ombreux, jusqu'à
la plaine étendue sous la lumière, jusqu'à la ville minuscule qui semble
Fonds A.R.A.M