AU PAYS DES MASSACRES
A L E X A ND R E T T E .
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Au profond golfe bleu, blanche, la petite ville
s'étale, et derrière montent les montagnes, enfermant au bord de la
mer ville et vallée, silhouettes pâles et hautes dans le ciel.
Tant de villages ont été détruits aux environs, d'ici à Antioche, que
j ' a i tout l'embarras d'un triste choix. Pour aller à Nahr-Gezlik, hameau
caché là-bas dans un pli de la montagne, à grand ' pe ine puis-je, dans
la ville encombrée de réfugiés arméniens, trouver des chevaux et un
guide. Encore quel guide ! Un grand garçon sauvage de vingt ans dont
les jambes nues battent à chaque instant la charge aux flancs de sa
maigre jument sanglante de taches de henné. Sans cesse lancé au triple
galop dans les sentiers pierreux, il se contente de tourner de temps à
autre un menton dédaigneux pour voir si le Roumi, ce chien de chré–
tien auquel il voudrait bien faire accidentellement casser la tête, le suit.
Et nous courons ainsi à travers une grande plaine toute baignée de
lumière et dorée de moissons qui fuient en ondulant jusqu'aux collines
bleues. Des femmes qui engerbent déjà se dressent soudain à mon pas–
sage, posant leurs belles silhouettes colorées sur la toile de fond des
montagnes. Il y a tant de sérénité dans l'atmosphère, tant de joie dans
la lumière, quelque chose de si heureux dans ces grandes lignes d'or
éployées vers l'horizon, qu'on se demande si c'est bien possible, bien
réel, des massacres dans un tel lieu.
...
Les cimes continuent à rester lointaines, quoique nous ayons déjà
quitté la plaine pour une autre région coupée d'arbres et de ruisseaux,
sorte de fantastique et d'immense verger, où des forêts d'arbres frui–
tiers émergent des orges mûres , des blés verts, des champs de pavots,
des vignes rampantes ; tout cela coupé de buissons de lauriers-roses et
de haies d'églantines blanches dont les milliers de corolles dispersent
une odeur sucrée. Pêle-mêle et sansfin,ce sont des oliviers, des
figuiers aux feuilles luisantes, des grenadiers fleuris : vert et pourpre ;
des abricotiers enfin couverts d'innombrables petits fruits (les fameux
«
Michmich » de Syrie) qui sèment d'or à profusion leur feuillage
comme un précoce automne. Et ces vergers sommeillent dans un calme
absolu, la paix de l'amoureuse saison les berce, et midi les endort. Nul
Fonds A.R.A.M