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AU PAYS DES MASSACRES
quèrent à un Fransciscain qu'ils blessèrent, mais qui s'échappa sans se
défendre. Les consuls réunis se rendirent, malgré l'heure, au sérail et
exigèrent l'arrestation immédiate des complices. On avait eu cette
audace quoique tous les officiers fussent Jeunes-Turcs, et que le comité
très fort et très armé fût préparé à se défendre de concert avec les
Européens. A Jérusalem même Tordre du massacre serait parvenu, et
certaines personnalités européennes l'auraient vu, dit-on. Mais d'accord
aussi avec les officiers, le comité Union et Progrès occupait le télé–
graphe et s'en saisit aussitôt.
A Smyrne, il y eut de grandes agitations; à Beyrouth, ville quasi
européenne et l'on pourrait presque encore dire demi-française, une
peur terrible étreignit toute la population.
Mais c'était de Constantinople que le mouvement devait partir. Il y
commença même par le meurtre de deux cents officiers, aux idées trop
libérales, fusilés dans les casernes par leurs propres soldats. Ceux-ci
avaient été, naturellement, soudoyés par le sultan; des caporaux
devaient devenir généraux et tels pouilleux, qui n'auraient pas dû
avoir un « becklick », furent trouvés porteurs de centaines de francs.
Pendant plusieurs jours, la ville appartint à ces forcenés et une
dépêche, quoique officielle, avouait que « la fusillade dans les rues, en
signe de réjouissance, avait causé une dizaine de morts et une vingtaine
de blessés »; il n'eût fallu qu'un mot pour les déchaîner contre la
population européenne. Ce mot-là, le sultan, averti que les troupes
de Salonique, appelées par le Comité Union et Progrès au secours de
la Constitution menacée, marchaient sur Constantinople, se décida à le
prononcer. L'armée devait atteindre la capitale le mardi, on ordonna
donc le massacre pour le dimanche à midi. Cette organisation du
mal semble impossible, et cependant elle fut, et, après tout, elle
n'était qu'une répétition des grands égorgements de Constantinople,
en 1896.
Quelqu'un de l'entourage impérial, la sœur même du sultan, a-t-on
dit, ayant surpris l'épouvantable secret, en fut terrifiée et le divulgua.
L'armée de Salonique, avertie de se hâter si elle ne voulait pas arriver
trop tard, parvint le dimanche matin, exténuée, harassée, juste à
temps pour sauver la ville. Quelques heures de plus et c'en était fait.
On assure même qu'elle se heurta aux premières bandes de « H ani–
mais », qui montaient du port à Pera et auxquels les gardiens des
maisons devaient ouvrir les portes et indiquer les chrétiens.
Ainsi, de Constantinople à Jérusalem, les massacres avaient été
préparés, et il ne fallut pas moins qu'un coup d'Etat pour les faire
avorter. L'orage s'était lentement amassé, et avait couvert tout l'hori–
zon, quelques éclairs, quelques meurtres avaient même saignera et là.
Fonds A.R.A.M