A U P A Y S D E S M A S S A C R E S
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Soudain, lorsqu'il n'y avait plus d'espoir, un grand souffle se leva, —
la révolution militaire, — qui chassa tout.
Mais, ceux qui furent là-bas, et qui surent voir, se souviennent qu'il
fit sombre et lourd d'angoisse.
Quoi qu'on puisse penser de ses théories révolutionnaires et qu'on
partage ou non toutes ses idées, il faut reconnaître que c'est le Comité
Union et Progrès qui nous a sauvés. C'est lui qui a mandé l'armée de
Salonique, qui, avec une énergie, une promptitude, une décision
incroyables chez des Orientaux, s'est emparé de tous les rouages admi–
nistratifs, surtout de ce terrible télégraphe, qui lançait des ordres
mor t e l s ; et, par un coup d'audace inouï
r
est sorti victorieux de son
duel à mort avec le grand organisateur des massacres, le grand respon–
sable, le grand Assassin.
Ah ! quand on songe à ces massacres d'aujourd'hui, puis à tous ceux
de jadis, qui sont d'hier plutôt, et qui sont les siens, quand on songe
au carnage qu'il voulait déchaîner, demain, dans toute la grandeur de
son empire, quand on suppute ce long martyrologe, ces centaines de
milliers de victimes, qui sont son œuvre patiente et réfléchie, alors
monte du cœur une haine juste, implacable et terrible contre cet
homme maudit : le Sultan Rouge.
En le voyant, traqué dans son palais désert, apeuré au milieu de ses
femmes et, tremblant à l'idée de la mort, — lui qui a tant fait mourir,
—
se blottir dans le manteau vert du Prophète qui rend inviolable,
peut-être avez-vous eu pitié de ce vieillard. Pitié de lui, pitié de lui
qui n'épargna personne, et de sa main tuait, sur un soupçon, ses
amis, ses femmes, ses enfants, pitié de lui qui n'eut j ama i s pitié, non,
non !
Voyez-le, avec joie, appuyer son front las aux vitres de sa villa
désenchantée, au bord d'une mer triste qui lui fait pleurer le Bosphore,
puis marcher dans les salles, voûté et grelottant sous ses crimes comme
sous une averse de sang, et méditant encore de faire le mal.
Ah ! qu'on le garde bien cet homme, terrible tant qu'il vivra, et
dangereux comme un poison, mais qu'on ne le tue pas, cependant ; le
tuer, ce serait trop beau, il mérite pire. Il faut le laisser mourir un peu
chaque jour et goutte à goutte, d'inquiétude, et d'angoisse et de peur.
Jamais il ne saurait expier assez longuement toutes les agonies qu'il a
causées.
Qu'il sente le mépris et la haine aux yeux de ses enfants et au cœur
É
de ses femmes, que les cris de ses victimes emplissent ses oreilles
pendant les longues insomnies, que son âme soit rongée de remords
comme d'un épouvantable ulcère.
Et que l'histoire même le rejette, tout en gardant le souvenir de ses
Fonds A.R.A.M