AU PAYS DES MASSACRES
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Le meurtre, c'est donc le Sultan qui le commande ; le carnage, le
pillage et tous les excès qui s'ensuivent, ce sont les passions d'ordi–
naire sommeillantes, aujourd'hui réveilées qui y incitent la brute
humaine, 1« brute asiatique. Voilà la psychologie en même temps que
l'historique de ces massacres.
Mais si les récents massacres — très considérables numériquement
mais très limités géographiquement — ont seuls abouti, il y a d'autres
projets qu'il faut dévoiler. Il faut dire bien haut — pour une autre
fois peut-être — ce qu'on semble ignorer ici, mais ce que savent tous
ceux qui ont vécu en Orient à ce moment-là : c'est que la Turquie tout
entière devait être mise à feu et à sang. Les massacres d'Adana
n'étaient qu'un prélude, un amorçage à un massacre général des Euro–
péens dans tout l'empire. Plan diaboliquement machiné, et qui aurait
pu, qui aurait dû aboutir ; vaste mouvement réactionnaire et religieux
qui confondait dans une même haine et un même anéantissement tous
les ennemis du sultan, les chrétiens qu'il détestait, et les partisans des
idées nouvelles qu'il exécrait bien plus encore. S'attaquer aux réforma–
teurs seuls, aux « Jeunes-Turcs » était dangereux, car ils avaient le
privilège d'être musulmans et leurs idées prévalaient ; s'attaquer aux
chrétiens seuls, c'était se mettre les puissances sur les bras ; mais les
mêler ensemble dans un vaste égorgement à la faveur d'un double
mouvement de réaction contre la Jeune-Turquie, et de fanatisme contre
les chrétiens, c'était le seul moyen de ressaisir une autorité défailante.
Et pour comble d'habileté, on les aurait accusés de révolte simultanée.
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savait d'ailleurs et par expérience, le rusé politique, que l'Europe
n'agirait pas contre lui, et que, ne pouvant traiter ni avec l'anarchie,
ni avec le parti Jeune-Turc anéanti, elle serait bien forcée de s'adresser
à celui qui représentait encore l'autorité. Habile moyen de reconstituer
sa puissance par le crime. Il en aurait été quitte, d'ailleurs, pour désa–
vouer un mouvement, que sa conscience, eût-il affirmé, réprouvait
hautement — et qui était dû à une effervescence religieuse que l'on
n'avait pu enrayer. Au besoin il aurait cédé quelques provinces aux
puissances pour les calmer, mais lui serait resté maître absolu à Cons
tantinople.
Pour atteindre ce seul but et prolonger un peu son autocratie,
l'ignoble vieillard n'hésitait pas un instant à faire massacrer des cen
taines de milliers d'êtres dont le pire valait mieux que lui, et à déchaî–
ner le meurtre d'un bout à l'autre de son immense empire. Eût-il fallu
sacrifier dix fois, cent fois, plus de vies humaines encore, qu'il l'eût
fait sans hésiter. La vie d'autrui n'avait nul prix pour son monstrueux
égoïsme. Car c'était son va-tout qu'il jouait là, c'était une dernière
chance à courir ; il sentait très bien que l'irrésistible
marée
des idées
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Fonds A.R.A.M