cette innocente plaisanterie n'avait pas de portée. On a beaucoup
exploité aussi une pièce jouée à Mersine à son instigation où Ton
voyait au cinquième acte les Turcs mis à la porte non de la scène, mais
de la Turquie par les Arméniens. Exagération contre laquelle l'évêque
a publiquement protesté. Qu'il y ait eu dans cette pièce des allusions
politiques et des aspirations de liberté, je le crois, mais cela ne me
semble pas illégitime. Le plus grave reproche serait d'avoir férié la
fête du roi des Arméniens. Mais, en somme, dans tout le rôle de
l'évêque et du comité arménien, je ne pense pas qu'on puisse trouver
trace de vrai complot, ni de trahison contre la Constitution ; qu'il y ait
eu un peu d'exaltation de race, quelques paroles trop chaudes, des
allusions blessantes pour l'amour-propre si sensible des musulmans,
c'est indéniable et c'est malheureux. Car cette effervescence regrettable,
diaboliquement encouragée en sous-main par des émissaires d'Abd-ul-
Hamid, fut très habilement exploitée pour exciter le peuple aux mas–
sacres. En tout cas, cela ne saurait leur constituer une excuse, car les
Arméniens, sujets ottomans, étaient justiciables, — à admettre qu'ils
fussent coupables, — des tribunaux ordinaires, où l'on n'avait qu'à les
citer. Ils méritaient des juges et non pas des bourreaux. Non, la vraie
cause, la cause efficiente des massacres, fut la haine particulière d'Abd-
ul-Hamid pour ce pauvre peuple. Haine inexplicable et mystérieuse,
mais trop bien constatée par une série de crimes qui ont retenti lugu–
brement dans l'histoire, haine souvent exercée et jamais assouvie. Cet
homme, de déterminations violentes, était — on peut en parler comme
s'il était mort — était au fond un faible, plein de superstitions et de
terreurs. Tourmenté de l'idée fixe qu'il périrait par les Arméniens, il
voulait prendre les devants : c'était un duel terrible entre ce souverain
tout-puissant et tout cruel, et cette race qui n'a que sa fécondité et sa
vitalité comme défense. Les récents événements n'avaient fait qu'exciter
sa colère, car les Arméniens, par leurs votes, avaient largement contri–
bué au maintien de la Constitution. D'ailleurs, cette haine de l'Armé–
nien est bien un peu commune à tous les Turcs, car, à Constantinople,
la censure déchirait naguère toutes les pages des atlas envoyés à nos
écoles françaises qui attribuaient à une province d'Asie-Mineure le nom
pourtant justifié d'Arménie. Qu'il y eût une race d'Arméniens, il fallait
bien le constater en attendant de l'anéantir, mais un pays d'Arménie,
c'est ce qu'on ne voulait pas admettre.
Si le Turc, comme nous l'avons vu, est toujours prêt sur le conseil de
ses prêtres à tuer un chrétien, surtout doublé d'un Arménien, lorsque
le massacre est ordonné par le chef suprême, le commandeur des
croyants, le Khalife, Timan des imans, il devient un devoir de cons–
cience, une obligation religieuse, une œuvre pie.
Fonds A.R.A.M