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AU PAYS ÈES MASSACRES
forfaits de tout genr e ; les notables, plus prudent s , n'en causent qu'en
petit comité; l'un d'eux dit en riant devant un Européen : « qu'à partir
de dix ans , il n'y a plus de filles arméniennes, plus que des femmes ».
Ah ! je sais bien que nous sommes dur s à émouvoir, que l'Arménie
est loin, qu'on ne peut s'occuper de toutes les choses tristes du monde ,
qu'il faut bien vivre soi-même, lire des romans d'amour, aller au
théâtre voir des situations pathétiques. Par tout du drame , ceci en est
aussi, et du vrai, du réel, du poignant... Mais c'est là-bas !... Et cepen–
dant qu'on songe à l'âme, au sort de ces enfants, de ces jeunes filles,
de ces femmes, dont les pères, les frères, lesfiancés,les maris furent
massacrés, seules désormais au monde , seules avec leur désespoir, leur
haine, leur hont e ; seules, non, mais qui sentent déjà en elles, peut-
être, le fruit des violences infâmes contre lesquelles elles se sont débat–
tues, tordues en cr i ant ; l'enfant du meur t r i er d'un père, d'un frère,
d'un époux, d'un fiancé ; être abhorré, haï, et qui pourtant soulève leur
cœur... leur enfant...
...
Encore un détail : lorsqu'on a annoncé des inspecteurs de répres–
sion, le kaïmakam s'est empressé d'afficher, à l'usage de ses amis, un
avis qui ferait sourire, si tant d'atrocités n'avait bann i le sourire des
lèvres pour longtemps, un avis charitable invitant « à déposer sans
retard dans telle mosquée, pour éviter tout ennui de la part du gou–
vernement, les objets appartenant à des Arméniens qu'on aurait pris
chez soi pour . . . éviter qu'ils ne fussent volés »... Vraiment, l'Orient a
une façon exquise de dire certaines choses s'il a une façon horrible
d'en commettre d'autres.
Mais ces massacres n'ont pas éclaté comme éclate un coup de fusil,
pa r hasard. A qui donc incombent les responsabilités? Et les causes,
quelles sont-elles? Les causes, j ' en connais deux, l'une latente : la
haine du chrétien en général, et de l'Arménien en particulier ; l'autre
directe et qui marque en même temps la responsabilité : l'ordre venu
du sultan en personne, Abd-ul-Hamid II.
Quiconque a parcouru l'Orient ne peut ignorer la haine ouverte ou
dissimulée du musulman pour celui qu'il appelle le « Roumi », ou le
«
Giaour », partout le « Kelb nousrani », le « chien de Nazaréen ».
Que la classe élevée ait su souvent s'affranchir de ce sentiment, c'est à
son honneur ; mais, au cœur du peuple, la haine demeure aussi pro–
fonde, aussi vivace qu'au temps des grandes conquêtes musulmanes.
Le Turc est toujours prêt à tuer le chrétien et, historiquement, il l'a
prouvé — mais, quand il s'agit de l'Arménien, il est deux fois prêt.
Car l'Arménien est un travailleur, il a le sens des-affaires, il est riche,
Fonds A.R.A.M