A U P A Y S D E S M A S S A C R E S
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Alexandretle, elle aussi, a connu des journées terribles, et sans les
menaces des consuls, avertis à temps du complot ourdi par le kaïmakam,
sans l'énergique bonne volonté du gouverneur militaire, elle aurait subi
le sort de tous ses environs. Oh ! la splendeur lugubre de ces nuits
chaudes de printemps où Ton voyait les hameaux flamber au loin dans
les montagnes. Et le kaïmakam auquel on les montrait avait l'audace
de répondre que c'étaient de simples feux alumés par des paysans. Si
quelques villages fortifiés, comme Dortyol, ont pu se défendre, Kessabe,
Payas et tous les autres jusqu'à Antioche sont anéantis; et le « Niger »,
puis le « Jules Michelet » en ont recueilli les épaves, quelques milliers
de survivants réfugiés dans la baie de Bazil, afamés au bord de la
mer .
Quant à Antioche, le lundi matin 19 avril, les rédifs, ou soldats de
réserve, étaient convoqués à la caserne pour aller à Adana ar rê t er les
massacres. On leur distribue des Martini, mais quelle ironie, aussitôt
armés ils se répandent en courant dans les rues, tuant tous les Armé–
ni ens qui s'y trouvent, organisant une chasse à l'homme palpitante, les
poursuivant jusqu'à leurs maisons qu'ils forcent et qu'ils pillent. Cela
dure tout le jour, puis la nuit à travers l'horreur des ténèbres jusqu ' au
lendemain matin, et cesse seulement faute de victimes. Celles-ci, sur–
prises à l'improviste, n'ont pas pu esquisser la moindre résistance.
Heureusement que la population arménienne est fort restreinte, car
c'est ici peut-être que les massacres ont atteint leur maximum d ' hor –
reur. Dans une chambre se sont réfugiés vingt-sept hommes avec un
prêtre et un évêque grégorien ; à ceux-ci, qui refusent d'apostasier, on
arrache la barbe en les scalpant; puis on égorge tout pêle-mêle, bou–
cherie qui, m'assure un témoin, a complètement éclaboussé les murs
jusqu'en haut. Les cadavres nus sont jetés dans TOronte après avoir été
mutilés pa r les enfants.
Le 20, et le 21 , les massacres continuent dans les j ardins , où quel–
ques familles se sont cachées. On les débusque une à une à coups de
pierres, comme des bêtes, puis c'est fini ; on a tué tous les hommes,
jusqu'au dernier. Quant aux femmes, on respecte en général leur vie,
mais c'est pour les emmener et leur faire subir un sort plus odieux que
la mort. Notre consul, absent au moment du massacre, accourt
en toute hâte à travers la région soulevée, mais trop tard. Il ne peut
que réclamer les femmes quand il sait où elles sont. Un grand person–
nage turc est obligé d'en rendre dix-neuf : enfants ou j eunes filles,
dont quelques-unes très jolies, qu'il conservait chez lui, oh ! pour
lés protéger, assurait-il, avec ce cynisme effronté qui caractérise
l'Oriental.
Les musulmans de la basse classe se vantent impudemment de leurs
Fonds A.R.A.M