AU PAYS DES MASSACRES
sins brisent les portes à coups de hache, puis une fois entrés ils tuent
les enfants, les filles dans les bras de leurs mères . Bientôt, fatigués de
tuer, tellement couverts de sang qu'ils n'étaient plus reconnaissables,
ils s'avisent d'un épouvantable expédient pour activer... Ils courent
chercher du pétrole. Fatalité terrible, il y en avait cinquante caisses
dans la cour de l'église ! Us les défoncèrent. Les trois mille ma lheu–
reuses furent lentement brûlées, tandis que, grimpés sur l'autel, des
mollahs, mains levées, remerciaient et bénissaient Dieu... » (1).
Mais jusqu'où les massacres se sont-ils étendus ? On l'ignore. Pas de
nouvelles précises de ces vastes campagnes où la fureur du meurtre
s'est déchaînée. On sait seulement que les musulmans et les monta–
gnards trouvant là, à loisir, l'assouvissement de leurs séculaires pas–
sions de meur t re , de vol et de luxure, il y a eu des scènes atroces et
pas de quartier.
Passons donc seulement en revue les villes dont nous savons des faits
certains :
A Tarse, le massacre a éclaté à l'annonce de celui d'Adana, conta–
gion de carnage rapide comme une traînée de poudre . Les autorités
n'ont rien tenté pour l'empêcher. Mersine, au contraire, n'a été sauvée
que par l'admirable énergie de son kaïmakam, parcourant sans cesse
les places, calmant, rassurant, menaçant, sévissant, debout, partout et
toujours, pendant huit jours et huit nuits. Mais quels jours d'angoisse
pour cette ville, quelles nuits horribles où l'on couchait tout habillé,
l'oreille tendue, le cœur ba t t ant aux moindres bruits de la rue. C'est
qu'un rien eût suffi à déchaîner la violence populaire. Hier encore
c'était deux agressions, aujourd'hui une tentative d'incendie à l'auberge
qui se décore du nom d'hôtel, détails insignifiants, mais qui prouvent
la surexcitation des esprits; et cela même après l'apaisement de quinze
j our s passés, malgré la cour martiale punissant de mor t immédiate–
ment et sans appel, en dépit de l'escadre qui est à deux encablures.
Hier aussi un bandit arrêté dans la campagne, où il avait vraiment t rop
assassiné, n'eut-il pas l'audace de dire en riant à ses gardi ens devant
le palais même du gouverneur : « Déliez-moi donc seulement cinq
minutes pour voir comment je vais tuer tous ces chiens-là ! » Or, ces
chiens-là, c'étaient nous autres chrétiens, qui, par pitié pour son visage
noirci de sang coagulé et ses lèvres tremblantes de soif, lui avions fait
passer un verre d'eau qu'il avait bu. On sent vraiment parfois de telles
poussées de haine monter aux yeux louches de ces gens qu'on en est
troublé; ce sont des brutes qui ont senti le sang, et ne se consolent pas
d'en avoir manqué l eur par t .
(1)
Au milieu des Massacres,
M. Carlier, p. 152-153.
Fonds A.R.A.M