A U P A Y S D E S M A S S A C R E S
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Le feu vient, il gagne le collège des Jésuites, où la plus grande
foule — huit mille âmes peut-être — s'est amassée, tellement nom–
breuse et serrée qu'un Père qui veut sauver les vases sacrés est obligé
de traverser la cour en marchant sur des épaules. Voici lesflammesqui
lèchent le haut des mur s , la fumée serre les gorges convulsées, la cha–
leur devient intolérable. Instant d'agonie suprême! Les prê t res , un
moment, prient pour ce peuple qui doit périr dans toutes les souffrances
physiques et morales, puis ils étendent les bras sur ces gens trop serrés
pou r s'agenouiller, et de toute leur force, de toute leur âme, ils font les
gestes qui pardonnent, ils sauvent pour l'éternité ceux qui semblent
perdus ici-bas. Pui s , mour i r pour mourir, ils sor t en t ; ils précèdent,
guident et sauvegardent la foule qui se rue sur leurs pas. Derrière eux,
le pavillon aux trois couleurs senrble s'évaporer dans une gigantesque
flamme ; alors, ces humbles soutanes deviennent pour une heure la
personnification du pays, et des drapeaux vivants; ils couvrent cette
foule qu'ils ont vraiment sauvée et la mènent presque entière, avec une
chance inouïe, chez les sœur s , puis chez le vali lui-même. Et celui-ci,
interloqué, n'ose plus les faire massacrer dans sa cour.
L'incendie, horrible complice rouge des massacres, court rapide
sur les toits. Ce feu qui est pour les uns un lit de mor t affreuse, est
pour les autres un feu de joie. Il semble qu'à mesure qu'il grandit, la
passion du meur t re s'exalte dans ces âmes sauvages. Elles montent au
paroxysme de la haine et de la rage. Toujours pi re , toujours pire ! le
crime s'exaspère. Les maisons qui s'écroulent, les rues où l'incendie
accourt sont pleines de scènes si odieuses que les meurtriers, surpris
pa r le feu, y succombent parfois, victimes de leur acharnement.
Nous ne voulons pas, nous ne pouvons pas tout dire, tout ce que nous
avons entendu, tout ce qui est vrai. Qu'on se persuade donc que nous
sommes au-dessous de la vérité, et qu'il nous est impossible de faire
passer dans ces lignes l'émotion et l'indignation ressenties.
Il y a eu des gens liés et jetés aux flammes; d'autres arrosés de
pétrole et allumés ; d'autres écorchés, découpés, dépecés, et leur cœur
accroché à l'étal des bouchers. Hier encore échouait sur la plage de
Mersine le corps d ' une fillette de dix ans réduit à l'étal de tronc,
n'ayant plus ni tête, ni bras , ni jambes, et toute la ville pouvait le voir.
Les gens étendus à terre étaient éventrés avec un pieu, d'autres étaient
crucifiés sur des portes ou des planches. Des enfants sur les genoux de
leurs mères, liées et folles, furent coupés en tranches « comme des
concombres », me dit un vieil Arménien; à d'autres, les soldats disent :
«
embrasse le bout de mon fusil, et je te ferai grâce », et pendan t que
les pauvres petits approchent leurs lèvres, le coup de feu les renverse,
faces sanglantes; à des bébés, on a coupé les mains dans leurs berceaux.
Fonds A.R.A.M