A U P A Y S D E S MA S S ACR E S
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arrêtait à la gare. C'était les clouer au supplice par un comble d'injus–
tice et de cruauté. Cette fois donc étant désarmés, le quartier sans
défense fut envahi de toutes parts, les maisons prises d'assaut avec des
péripéties atroces, et seuls, ou à peu près, purent échapper au mas–
sacre, ceux qui s'étaient réfugiés dans les couvents et les écoles euro–
péennes. Cela — je le répète parce qu'il faut bien le redire — le 26 avril,
deux jours après le passage de nos représentants, leurs remontrances et
leurs menaces.
Les soldats naturellement — des Arabes envoyés de Beyrouth pour
rétablir l'ordre et je crois même un contingent d'Andrinople — étaient
cette fois encore à la tête du mouvement. Soudain, comme le siège des
maisons n'allait pas assez vite au gré de ces forcenés, une épouvantable
idée traversa leurs cerveaux fertiles en imaginations mauvaises : le feu.
Le quartier arménien formant ville, cela n'offrait point de danger pour
leurs propres habitations; et au moins entre les flammes et les balles
on était bien sûr que tout y passerait. Comme incendier tout un quar–
tier n'est pas commode, l'on avisa d'un beau moyen. Les pompes furent
amenées, emplies de pétrole, et ces instruments, destinés à éteindre le
sinistre, le lancèrent en flots d'essence qui devenaient des gerbes de
flammes. On aspergeait longuement les façades, insinuant par une
porte ou une fenêtre des jets meurtriers dans les maisons; éclabous–
sant les silhouettes qui apparaissaient affolées et qui dans leur fuite à
travers les débris fumants s'allumaient bientôt, se tordaient dans une
longue flamme hurlante, puis s'affaissaient.
Au fond, l'on avait une arrière-pensée : le feu, c'était le seul moyen
d'atteindre les écoles défendues par leur drapeau, et les foules qui s'y
enfermaient. Ah ! sentez-vous l'angoisse de ces milliers de gens parqués
là, auxquels des terrasses on criait « le feu vient! le feu vient! » et qui
savaient la mort embusquée derrière la porte. Car les soldats guet–
taient le fusil en joue. Il y avait deux expectatives à choisir : les
flammes ou les balles, et pas d'issue.
Au seuil de l'école arménienne c'est une boucherie horrible : on
fusille et l'on égorge tous ceux qui sortent; leurs cadavres montent les
uns sur les autres, et barrent presque la porte. Beaucoup, des femmes
surtout, préfèrent encore être brûlées vives que de tomber entre les
mains de ces misérables, et l'on retrouve leurs corps tordus et calcinés
sous les décombres.
Le feu vient, il gagne l'école protestante américaine. Deux mission–
naires comprenant que c'est la vie des réfugiés serrés dans leur cour
qui est en jeu, montent sur les terrasses pour combattre l'incendie, et
essayer de l'arrêter. Cela ne fait pas l'affaire des musulmans, et l'un après
l'autre ils tombent frappés de balles, martyrs de leur dévouement.
Fonds A.R.A.M