24
AU PAYS DES MASSACRES
sacre commence, faisant sinon plus de morts que le précédent, du moins
plus de désastres irrémédiables et plus de ruines.
Et chose honteuse pour des nations qui se disent civilisées, éprises
d'idéal de justice et d'humanité, nos navires ne bronchent pas. Je vous
dis qu'on aurait pu massacrer jusqu'au dernier homme, sans qu'ils
aient débarqué un marin, ni tiré un coup de canon. Les officiers en
serraient les poings de rage, mais l'ordre était formel de ne pas bouger
tant que nos nationaux ne seraient pas menacés. Pour les Arméniens
«
c'était bien triste », mais c'était tout. Il eût fallu agir de concert, or
l'entente était impossible ; quant à agir seul, c'étaient des complications
diplomatiques; et il ne faut point de don quichottisme. D'ailleurs les
nations ne rougissent pas. Et si c'est une honte pour un homme de se
cacher lorsqu'on assassine son voisin, il semble qu'il n'y ait point de
déshonneur pour de puissants pays à aller voir massacrer toute une
race. L'on était entre soi, n'ayant rien à se reprocher les uns aux
autres, et l'on a fait sur toutes ces choses un silence prudent et vraiment
merveilleux. Ah I qu'on songe pourtant à la position épouvantable de
ces gens, masacrés par leurs concitoyens, avec l'appui des autorités,
abandonnés par les puissances, n'ayant personne au monde qui s'inté–
ressât même d'eux. Eux certes ont le droit de nous maudire, et ne s'en
privent pas. J'ai entendu bien des choses dures et qu'il faut accepter
sans répondre, parce qu'elles sont trop méritées. Mais bien plus élo–
quentes que les reproches et que les plaintes sont les bouches muettes
des morts, tordues du cri suprême.
Et ce sont pourtant des hommes et des chrétiens, que nous hommes
et chrétiens nous laissons ainsi massacrer, devant nous, quand nous
pourrions si bien l'empêcher, à l'aurore du xx
e
siècle. Des hommes
non, mais tout un peuple, car ce n'est pas seulement trente mille
aujourd'hui, c'est cent mille hier — oh! je sais qu'on l'a oublié — il
n'y a pourtant que treize ans ; et d'autres centaines de mille auparavant
encore fauchés d'une façon presque régulière et périodique, comme si
à l'aide de ces sanglantes coupes réglées on voulait empêcher la race
de s'étendre d'abord, et la tuer enfin peu à peu dans la souche. Laisser
ainsi anéantir un peuple, c'est pire qu'une lâcheté, c'est une complicité,
c'est un crime de lèse-humanité; et qui sait si cela ne pèse sur les des–
tinées des nations comme un anathème ?...
Sur l'assurance que la tranquillité était rétablie définitivement et
l'ordre formel du vali de livrer les armes, sous peine de passer au
conseil de guerre, les malheureux Arméniens, confiants surtout dans
notre présence qui devait être une garantie de sécurité, se désarmèrent.
Et comme beaucoup voulaient se réfugier à Mersine — chose horrible,
à peine croyable — on leur fit interdiction de quitter la ville, et on les
Fonds A.R.A.M