A U P A Y S D E S M A S S A C R E S
jonchent les rues. 11 y en a pa r endroits des monceaux, de véri–
tables barricades et qu'il faut escalader tout de même tristement. Un
Jésuite qui eut le courage de sortir pendant l'émeute me montre un
ruisseau où littéralement le sang coulait, comme l'eau après une pluie
d'orage.
Tous ces cadavres, qu'en faire ? On les laisse d'abord ; puis on
emporte des charrettes pleines de corps mutilés, ensanglantés, qu'on noie
dans un lit de chaux. Surtout on les jette à la rivière, qui les charriera
lentement de rive en rive au gré des courants jusqu ' à la me r où les
mouettes les becqueteront, où les requins se chargent de les faire dispa–
raître. Malgré leur voracité, ils ne peuvent tout engloutir, il y en a trop,
et l'on verra des corps qui s'en iront échouer jusqu'à Chypre. D'autres
restent longtemps, longtemps dans les rues qu'ils empoisonnent, décom–
posés, foisonnant de mouches. Tel est demeuré devant la porte d'une
mosquée jusqu ' à ce que l'iman se soit plaint enfin de l'odeur qui l'em–
pêchait de passer.
Et dans les rues se voient des scènes d'acharnement hideux sur les
cadavres ; les enfants leur crèvent les yeux, piquent les joues devenues
molles avec des baguettes, puis s'attèlent pour les tirer pa r les pieds
comme des charognes.
Les Turcs sont riches et les chiens sont gras !
Sur ces entrefaites les navires européens sont arrivés, le comman–
dant anglais du « Triumph » vient à Adana ; c'est un homme froid,
habitué aux visions de désastre, il a vu Por t -Ar thur aussitôt après le
bombardement, et pourtant il ne peut cacher son émotion.
Viennent aussi les commandants des cuirassés français, le 24 avril.
Ils escortent, encadrent, protègent, peut-être après l'avoir mis en
branl e , le consul de France, dont c'est la première apparition depuis
dix jour s de massacre en cette ville où nous avions pourtant des écoles
françaises et des nationaux. Ensemble toujours, ils se rendent chez le
vali, où les commandants indignés parlent haut , et rendent le gouver–
neur responsable de l'avenir. Langage qu'il eût fallu tenir dès le pr e –
mier jour, à condition d'être à même de pouvoir le soutenir par des
actes. Avouons pour t ant que ces démarches firent plus de mal que de
bien, si même elles ne sont pas la cause de ce qui suivit. Habilement
le vali les exploita en disant qu'on était venu lui rendre une visite de
politesse; quant aux menaces, on les jeta sur le peuple comme des
tisons sur le bois sec pour attiser sa haine et l'enflammer de nouveau.
Il ne demandait que cela, car beaucoup n'avaient pas eu leur par t ou
leur saoul de meur t re ou de pillage ; et l'avant-goût ou l'exemple les
rendait plus ardent s . Bref, douze jours après le premier massacre, deux
j our s seulement après la visite de nos représentants, le second mas-
Fonds A.R.A.M