AU PAYS DES MASSACRES
ce chiffon de couleur vibrant en l'air, mais qui suffira tout de même,
et que des brutes qui n'ont rien respecté respecteront. Pendant huit
jours où la mort les tient à la gorge, ils restent enfermés dans ces
écoles, vivant des heures d'angoisse dont chacune peut être la dernière.
Ils sont de six à huit mille chez les Jésuites, trois mille chez les Sœurs,
partout ailleurs dans la même proportion, tellement nombreux —
chaque place est précieuse car elle représente peut-être une vie sauve —
tellement serrés qu'ils restent sans pouvoir circuler, se coucher, ni
s'asseoir pendant toute une semaine.
Détail affreux ! mais qui seul montre quelle misère ont souffert même
ces heureux survivants, ils vivent avec leurs^excréments sous eux. Et
ce ne sont pas des paysans d'Orient qui ont supporté cela, mais une
population riche, et habituée à toutes ses aises. Tout de même certains
n'ont pu y tenir, et sont sortis en préférant risquer leur vie. Pendant
les deux premières journée defusillade, toute cette foule n'a rien mangé ;
ensuite on a pu lui procurer un peu de pain ; et sous ce lourd soleil
d'Orient, pour toutes ces bouches serrées d'angoisse, séchées de peur,
l'eau même était parcimonieusement distribuée. Enfin, au bout de huit
jours, la ville semblant à peu près calme, par crainte des épidémies que
les odeurs pestilentielles pouvaient provoquer, on les renvoya de force
affaiblis, exténués, mourants de peur.
Mais qui a commis ces massacres ? On a parlé des Druses naturelle–
ment, des Kurdes et des Tcherkesses, quoique les uns n'habitent pas
la région et que les autres y soient une infime majorité. Que les Druses
soient descendus piller dans les campagnes, c'est probable, c'est cer–
tain ; mais en ville il n'y en avait pas. Non, c'est le bas peuple qui a tout
fait, cette lie qui remonte toujours à la surface dans les jours troublés ;
puis les bachi-bouzoucks, paysans des environs dont le pillage est
l'idéal de toute la vie ; et enfin et d'abord et surtout les soldats : aussi
bien les réguliers mêmes d'Adana, que les rédifs ou réservistes de Tarse
appelés en toute hâte. Quoique très suspect lui-même le commandant
militaire aurait dit en les recevant : « J'ai demandé des soldats, non des
voleurs et des brigands » ; c'était les peindre. Néanmoins on les arme et
les voilà de suite mêlés aux massacreurs. Mais devant la défense des
Arméniens le peuple s'exaspère. Ceux qui n'ont pas d'armes en veulent.
Malgré l'énergique résistance de quelques très rares officiers restés
sûrs, et avec l'aide des soldats , on s'empare du dépôt d'armes ; à cette
nouvelle le vali, chez qui se trouvait un Européen, fait semblant de perdre
la tête ; il arpente son divan en disant : « Nous sommes perdus,
perdus !» Au fond il jubilait. La réussite dépassait ses espérances.
Peu à peu le calme se fait, mais quel calme ! Plein d'horreur, car on
ne peut oublier les milliers de deuils, les milliers de cadavres qui
Fonds A.R.A.M