auxquels on aurait timidement donné des conseils de bravoure, aurait
dit : « Je suis inviolable, c'est très joli, mais qui peut répondre de me
faire respecter par ces brutes-là, et puis vous ne pensez pas aux
balles perdues ». Ce propos est-il authentique ? Je ne sais, mais il a été
pensé et c'est t rop. L'exemple des chefs est contagieux et j ' a i entendu
moi-même le drogman du consulat de France, à Tarse, se vanter
d'avoir su prendre la fuite à temps. Il paraissait très fier de son
habileté... Les balles, certes, on y est exposé en voulant s'interposer,
le consul d'Angleterre en reçoit une dans le bras droit, qu'il tient levé
pour apaiser; balle d'Arménien, jurent les Turcs, de Turc protestent
les Arméniens. Quoi qu'il en soit, cet homme qui songe qu'il est seul
à soutenir ici la réputation européenne, — on disait franque j adi s , —
continue à parcourir les rues, le bras en écharpe, secondé par sa
femme, qui recueille les fuyards et soigne les blessés avec autant de
dévouement que de courage. Mais, seul, livré à lui-même, sans appui
mora l , il ne peut rien que sauver quelques malheureux, — ce qui est
déjà beaucoup, — et grandi r ici le renom de l'Angleterre, — ce qui est
plus encore.
Heureusement pour notre honneur qu'un peu de sang français a tout
de même coulé l à-bas ; il est vrai que ce n'est que celui d'un Jésuite,
blessé chez les sœurs, sur lesquelles aussi on a tiré. Le P . Sabatier,
quand nous le voyons, porte encore à sa robe la trace de la balle, car
tout ayant été brûlé, il n'a pas d'autres vêtements. Et, modestement,
en assurant que ce n'est rien, il remonte sa ceinture sur ce qu'il
appelle « la cicatrice de sa soutane ». Tout de même, un centimètre de
plus à droite, il était mort.
Deux jour s pleins, du 14 à midi au 16 à midi, dure la fusillade; tous
les magasins sont d'abord pillés, puis les maisons isolées forcées en
faisant sauter les ser rures d'un coup de feu. Pui s , on s'attaque aux
abords du quartier arménien, qui s'est barricadé et se défend. C'est un
véritable siège; les assaillants, plus nombreux, mieux armés, mais à
découvert, subissent des pertes. Une mosquée, dont les Arméniens se
sont emparés, devient le centre d'une résistance opiniâtre. Bien des
rues sont forcées, bien des maisons prises ; mais des enceintes, des
rues entières résistent, et l'on ne parvient pas au cœur du quartier. A
partir du troisième jour , la fusillade s'éteint, l'on n'entend plus que
des coups de feu isolés. Les massacreurs s'arrêtent enfin, parce qu'au
bout de quarante-huit heures ils sont las de courses, de coups, de
meur t res , de luxures.
Beaucoup de femmes, d'enfants, d'hommes aussi, se sont réfugiés
dans les couvents et les écoles, sous la protection des pavillons euro–
péens qu'on a hissés à bout de hampe . Frêle et étonnante défense que
Fonds A.R.A.M