mort; ils n'ont pas une plainte, mais on sent qu'ils n'ont plus aucdri
espoir, aucune confiance dans l'avenir. On dirait que tout semble fini
pour eux dans l'existence. Quelques-uns emportent des débris de bois
demi-calciné pour faire un peu de feu dans les campements; ils ont
ainsi le crève-cœur de brûler eux-mêmes ce qui reste de leurs maisons
et de leurs meubles. Ils ramassent aussi, tels des chiffonniers, des
haillons sanglants ou noircis qui, dans leur indigence absolue, sont
encore de précieux restes. J'en rencontre même quelques-uns qui se
sont aventurés en groupe au cœur des ruines. Ils passent des cendres
au crible, comme on fait du blé, cherchant de l'or ou des bijoux enfouis ;
mais en admettant qu'ils n'aient pas été pillés, la violence du feu les
aura sans doute consumés.
Maintenant que la stupeur du premier aspect laisse place à la
réflexion et que je puis observer, je devine bien des péripéties de la
lutte; voici telle maison où l'on s'est défendu, car la façade est tout
étoilée de balles; telle porte est criblée de coups de feu, comme celle
du collège arménien, d'où la foule chassée par les flammes était fusillée
au fur et à mesure qu'elle sortait. En vaguant dans les cours désertes, je
m'approche d'un de ces puits communs aux intérieurs orientaux. Je me
penche, ah mon Dieu ! quelle épouvantable, quelle inoubliable odeur
sort de cette sinistre bouche d'ombre; odeur qui vous pénètre et vous
poursuit, vous empoisonnant la respiration pour des heures ! Penser
que ce sont des corps humains comme le nôtre, des corps de force, de
vie, de beauté, d'amour qui pourrissent là. Et beaucoup d'autres puits
sont pires, comblés de cadavres jusqu'à la margelle, empoisonnés à
tout jamais.
Dans la rue qui me conduit hors, enfin, de ce quartier de cauchemar,
une grande fillette, qui me tourne le dos, est assise à même les pavés,
la tête dans les genoux, les épaules soulevées comme par un effort
rythmique et continu. Qu'est-ce qu'elle fait toute seule là? D'abord je
ne comprends pas, mais en approchant je vois : Elle sanglotte en
silence, et c'est la violence de ce profond et silencieux chagrin qui la
secoue tout entière. Qui pleure-t-elle? sa maison? ses parents? Pire
encore sans doute, car en la touchant à l'épaule je vois, sous le masque
tordu d'avoir tant pleuré et gémi, qu'elle était bien trop jolie pour que
des brutes lui aient fait grâce. Cette enfant écroulée au milieu d'une
rue où l'on ne passe plus, jamais je n'ai rien vu d'aussi lamentable, et
ce désespoir que je touche me fait comprendre enfin que tout ce que
j'ai vu, si horrible soit-il, n'est rien auprès de ce qui a eu lieu. C'est le
calme du cadavre assassiné, lugubre je le veux, mais qui n'est rien
auprès de l'horreur même du meurtre. Oh! c'est l'agonie de ces
journées de massacre qu'il eût fallu voir, l'agonie de milliers d'âmes,
Fonds A.R.A.M