AU PAYS DES MASSACRES
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protestante, l'église grecque et tant d'autres qui gisent en miettes. Entre
elles, au demeurant, il n'y a plus de diférence d'architecture, toutes
sont pareilles : le désastre leur a fait une égalité de débris.
Accumulez les images de toutes les catastrophes réunies, joignez à
l'incendie le tremblement de terre, la collision de chemin de fer, le sac
d'une ville, et vous aurez au juste l'idée de cette complète et invrai–
semblable destruction. J'ai vu des photographies de Messine, c'était
terrible, mais ce n'était qu'un colossal bouleversement qui laissait bien
des choses intactes. Tandis qu'ici il ne reste rien de rien que murs et
cendre ; ci-gît Âdana !
La ruine est tellement complète qu'il n'y a même plus de détails dans
l'horreur. La rage apportée à détruire les moindres objets subsistants,'
à déchirer les vêtements et les livres est incroyable ; un souffle de des–
truction vraiment diabolique a pasé sur cette ville, c'est le chef-
d'œuvre du génie du mal.
Chez les Jésuites, au milieu des décombres, la bibliothèque efondrée
n'offre plus que des milliers de pages lacérées avec un tel acharnement
qu'on n'en trouverait peut-être pas une entière.
Dans les églises, les livres saints sont mis littéralement en miettes.
Et dans les rues, mêmes débris avec qui jouent les courants d'air. Un
de ces chiffons de papier sur lequel je marche me saisit le regard par
son en-tête : « Doit et Avoir » que suivent des bataillons de chiffres.
Petit détail, mais qui en dit long tout de même sur l'irrémédiable d'un
tel désastre. Comment suppléer à ces destructions, refaire ces livres de
commerce; que de ruines, quel arrêt dans la vie économique si pros–
père de cette ville toute commerçante. Et ceci n'est qu'un détail matériel
de peu d'importance, d'autant plus que celui auquel appartenait ce
livre, comme tant et tant d'autres, n'aura plus besoin jamais probable–
ment de relever ses comptes d'ici-bas.
Au milieu de cela, comme toujours, les contrastes navrants qui don–
nent toute leur perspective aux malheurs : la splendeur de l'azur, la
fête du soleil sur ces débris, et puis tous les pigeons si nombreux dans
ces villes d'Orient qui se sont envolés aux heures de flammes, mais qui
sont revenus fidèles à leurs toits écroulés, dont les voix passionnées
roucoulent éperdument partout et qui se gorgent d'amour dans ces
ruines.
A ma suite, des Arméniens se sont glissés dans ce lugubre quartier,
où ils redoutent encore de pénétrer. Dans ces amas informes ils recher–
chent la place de leurs maisons, et beaucoup ne les retrouvent plus.
Silencieux, ils errent comme des revenants ou des fantômes, pâles,
maigres et muets, avec des airs de chiens craintifs.
Ils regardent ces décombres, qui furent leur foyer, d'un œil sec mais
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Fonds A.R.A.M