AU PAYS DES MASSACRES
peureux, et « ce qui leur reste de vie chancelle entre la peur et la
faim » (1).
Et l'avenir, pour ces familles mi-détruites, pour ces individus isolés,
n'ayant plus rien au monde que le vêtement qui les couvre, tant fut
complet l'anéantissement de leurs foyers, l'avenir, quel est-il? Est-ce
possible que sans rien, que le désespoir, ils puissent refaire leurs vies,
reconstruire leur ville? Et quand même, est-ce pour que cela recom–
mence demain ? Comme on comprend alors ce cri désespéré de l'évêque
grégorien (2) d'Orfa, en 1895, maudissant le vali et lui écrivant avant
de mourir, de mourir en se coupant les veines :
«
Puisque tu as détruit mon peuple,
puisqu'il n'y a plus personne sur
la terre qui veuille le défendre,
je vais rejoindre les victimes dans le
sein du Seigneur ».
Ah! qu'ils prennent garde, les Turcs, à ce que les Arméniens qu'on
ne peut tuer tous, car c'est un peuple trop vivant et trop nombreux,
ne sortent un jour de leur inertie morale, ne se lassent de tendre le
cou; qu'ils prennent garde à ce que l'angoisse universelle qui a pétri
ensemble tous les cœurs de tout ce peuple ne soit bien forte pour faire
monter en eux, comme un levain amer, un immense désir de ven–
geance, de révolte, qu'on ne saurait encourager ni approuver, mais
qui serait juste tout de même. Encore tous ne sont pas sauvés parmi
ces hommes. Le conseil de guerre en interroge chaque jour, en empri–
sonne beaucoup suspects de s'être défendus. Et comme, pour satisfaire
l'opinion européenne, il faudra bien pendre quelques Turcs, peut-être
se réserve-t-on la consolation de leur adjoindre des Arméniens, et de
faire ainsi des exécutions mitigées... (3) ; pourtant, s'il existe en
Turquie un cas de légitime défense, un seul, n'est-ce pas, je le
(4)
Massacres d'Arménie.
Soc. du Mercure de France, p. 72.
(2)
Grégorien, c'est-à-dire. schismatique.
(3)
Les faits ne m'ont que trop donné raison. La première cour martiale qui a
fonctionné jusqu'à la fin de juillet, et dont le président a fini par être destitué, a paru
se donner pour tâche de terroriser les débris de la population chrétienne, et de lui
rendre la vie intolérable. C'étaient journellement des arrestations arbitraires, sur
la moindre dénonciation, et l'on a même vu, parait-il, la condamnation à mort d'un
Arménien par contumace... pour la bonne raison que depuis plusieurs années il était
mort déjà.
Aussi tous n'ont-ils plus qu'une idée : aller mendier leur pain n'importe où, mais
fuir cette terre maudite. Ceux qui en ont encore le moyen s'exilent; les autres man–
gent, lentement, dans la misère leurs derniers sous, puis se font mendiants.
Tant qu'aux exécutions, la plus sensationnelle a été de neuf Turcs et — je le pen–
sais bien — de six Arméniens. Pour être juste, il aurait fallu élever à peu près
autant de potences qu'il y avait de musulmans dans la ville, et commencer par les
autorités.
Fonds A.R.A.M