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ÀU PAYS DES MASSACRES
Mais si le charme de ces scènes vraiment idylliques au fond des
grands vergers," si le pittoresque des costumes pouvait un instant
donner l'illusion d'une grande fête, il n'y aurait qu'à regarder ces
pauvres gens au visage pour y lire toutes les douleurs. Même pour
bercer les enfants, il n'y a plus de chants au cœur des mères, pour
bercer ces enfants qui sont destinés à faire de la chair à massacre un
jour. Jamais je n'ai vu une impression de plus grand abandon moral,
de plus complet désespoir, et d'autant plus poignante qu'elle ne frappe
pas quelques individus, mais qu'elle courbe tout un peuple. Ils l'ont
dit eux-mêmes : « Ne nous considérez pas comme vivants ; ceux qui ont
survécu à ce malheur n'ont plus ni sang, ni corps ; nous ne savons plus
ce que nous sommes devenus, nous sommes des morts vivants » (1).
Nul bruit de foule ; tout ce monde vit accablé et comme condamné au
silence ; leur inaction forcée les tient en tête à tête avec leurs horribles
souvenirs. A leur détresse s'ajoute encore la rage de voir passer des
bourreaux insolemment enrichis de leurs dépouiles et faisant sonner
dans leurs mains des pièces d'or ou d'argent arrachées, hélas ! aux che–
velures des femmes. Ahl cette population consternée, ces gens pâles
d'épouvante et muets de terreur près d'un mois après. Ah ! l'air vaincu
des hommes, qui fait mal, et l'air honteux des femmes bien plus lamen–
table encore. Celles-ci rôdent mornes, en quête tout de même de quelque
chose pour leurs petits qui crient la faim. Ceux-là gisent alongés
enterrés sous leurs haillons comme sous leur désespoir, impressionnants
par leurs attitudes de cadavres anticipés, cherchant un refuge à l'oubli
dans le sommeil, écrasés d'ailleurs par cette immense lassitude qui
suit les grandes fatigues et les trop fortes émotions. Alors me revient
aux lèvres ce sauvage proverbe arabe que je sens si vrai d'eux tous :
«
Mieux vaut être assis que debout, couché qu'assis, mort que couché ».
Oui, cela leur vaudrait mieux peut-être d'être morts, car ils ont souffert
tant d'angoisses sans avoir échappé irrémédiablement et pour toujours.
Cette nuit il a suffi d'une alerte, d'une fusillade de patrouille sur des
rôdeurs, — car la ville est en état de siège, et l'on ne peut sortir après
sept heures ; — il a suffi de cela pour affoler ces vingt mille cœurs, pour
faire passer sur tous ces corps soudain redressés un frisson de peur,
pour pétrir toutes ces chairs d'une sueur d'épouvante, pour faire
pleurer tous les enfants. Si les massacres recommençaient 1... On dit
bien que les troupes sont sûres, que ce sont les meilleurs soldats de
Salonique, mais est-on jamais sûr avec les Turcs?... C'est que ce
serait plus horrible que tout, cette fois, une boucherie d'êtres par–
qués sans abri et sans défense... Ils attendent donc, blottis et
(1)
Les massacres.
Soc. du Mercure de France, p. 161.
Fonds A.R.A.M