AU PAYS DES MASSACRES
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et des grandes fêtes des vendanges, cachés sous l'exubérance des
pampres et des arbres fruitiers, et qui, maintenant, au milieu de leurs
jardinets intacts et des vignes éployées, dressent leurs murs noircis et
leurs fenêtres vides.
Adana! On aperçoit déjà les campements des sinistrés. A la barrière,
une jeune femme à cheval, la consulesse d'Angleterre, attend les
secours que le train apporte chaque jour. Ah! ces alentours de la ville
encombrés de réfugiés, quelles visions de misère ils offrent. Ici, là, et
plus loin, et partout, dans les terrains vagues, les champs, les vergers
tout stridents de cigales, sont épars quinze ou vingt mille êtres humains
dénués de tout. Ces jours derniers, on leur a donné quelques tentes
où ils se serrent l'un contre l'autre à étouffer, mais c'est peu de chose
pour tout ce monde, le reste couche en plein air, à terre, sous les
arbres ou sous des manteaux étendus pour les préserver de la rosée.
Car, après l'accablante chaleur des jours d'Orient, une fraîcheur glacée
tombe dans la plaine des montagnes neigeuses, pénètre tous ces
pauvres corps de citadins habitués au confortable, ces corps affaiblis
de misère, exténués de chagrin, où la douleur veille. Et les maladies
les déciment. Si cela devait durer longtemps, il n'en resterait bientôt
plus, car ils tombent comme mouches, cent cinquante, même deux
cents par jour, des fièvres, de la dysenterie, et peut-être du choléra.
Leur nourriture aussi y contribue, car, mourant littéralement de faim,
surtout les premiers jours, ils n'avaient guère pour se rassasier que
des fruits alors à peine mûrs ou des herbes. On voit bien des misères
en Orient, mais jamais je n'en avais vu de pareilles. Figurez-vous
d'immenses campements de bohémiens, — et souvenez-vous que ces
gens furent riches, — la plus lamentable cour des miracles que l'on
puisse rêver, mêlant aux faces navrées et aux haillons invraisemblables,
des vêtements souilés, mais riches encore, et des visages délicieux.
Voici des types d'une race qui est peut-être la plus belle du monde
dans la jeunesse, avant que l'âge n'ait trop accentué le profil et durci
les traits; voici des jeunes filles inoubliablement belles aux cheveux
sombres, au teint pâle, aux yeux immenses, au front candide serré
dans un foulard, à la nuque frêle et pure, modèles d'idéales madones,
sérieuses d'ordinaire et aujourd'hui mortellement tristes. Elles mar–
chent souples dans leurs grands pantalons roses, ou bleus, ou jaunes
serrés à leurs pieds nus, et leurs petites vestes délabrées. Beaucoup
sont assises dans les branches des abricotiers vastes comme des chênes,
et secouent pour les petits frères d'en dessous les rameaux somptueu–
sement lourds de fruits d'or. Et, çà et là, pendues aux branches, par
files quand les arbres s'y prêtent, de frêles barcelonnettes se balancent
où toutes les jeunes mères endorment leurs bébés.
Fonds A.R.A.M