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A U P A Y S D E S M A S S A C R E S
distraitement, pa r monosyllabes; mais à lafinil explose de colère : ses
meubles, ses marchandises, son bien, ah ! il sait où ils sont : éparpillés
chez des gens du peuple d'abord, mais surtout, oh ! c'est ça qui le
tient au cœur, chez des riches musulmans, chez des notables de la
ville, chez un tel, un tel, un tel, qu'il cite et montre du doigt, t ant il
les voit. Même son voisin X. . . , qui se disait si bien son ami, a été le
premier à piller, et quand les Turcs eux-mêmes lui ont en fait l'obser–
vation, il a répondu cyniquement : « Puisque cela doit être, autant à
moi, son ami, d'en profiter que d'autres ».
Mais pourquoi ne les dénoncez-vous pas ? — Ah ! pas encore, pas
encore, murmur e mon Arménien soudain calmé, je suis sujet ottoman,
voyez-vous, — et tout bas , — je préfère encore ma vie.
Pourtant, l'émotion, l'excitation du retour rendent bavards. On me
dit quelles étaient les espérances de ce beau pays qui s'étend sous nos
yeux, où des bandes de femmes, aux vêtements de couleur, travaillent
en ligne dans les moissons d'or. Ces moissons, si belles qu'elles soient,
ne sont qu'un des moindres produits, la vraie richesse c'est le coton,
les vers à soie et la vigne... Tout cela arrêté pour bien longtemps, fini
pour beaucoup, pendant que les Turcs récoltent et triomphent... Et
voici les fermes ruinées qui apparaissent, nous voilà en plein pays de
massacre; désormais, d'ici jusqu'aux montagnes, jusqu'aux plus loin–
tains horizons, et davantage encore dans toute la province d'Adana,
ce ne sont qu'incendies et ruines. Dans ces fermes des environs, on
sait ce qui s'est passé, mais au delà on l'ignore, on y tue encore et la
campagne est si dangereuse qu'il est impossible d*y pénétrer. Parmi ce
vaste pays dont on est presque sans nouvelles, dans l'émouvante
solitude des campagnes, des scènes atroces, pire que tout ce qu'on
peut rêver, se sont passées.. Un de mes voisins se lève au passage
d'un grand bâtiment muet et mort : sa ferme ! On la dirait surprise à
midi dans le silence de la sieste, mais cette sieste c'est l'éternel repos
pour ses habitants. Là, vivait le père, la mère, trois grands fils, dont
un marié, avec deux bébés; tous ont été tués, tous sauf la j eune femme.
Hélas! mieux eût valu qu'elle l'eût été, car elle vient de revenir, la
malheureuse, renvoyée pa r ces misérables quand ils en ont eu assez,
quinze jours après... Les massacres, une semaine ou deux plus t ard,
eussent été bien plus considérables encore, car des milliers d'Armé–
niens désarmés seraient descendus dans la plaine pour la moisson et,
d'autre part, ce sont ces grandes étendues de blés hau t s qui ont servi
de cachette aux rares survivants.
Enfin, voici les « vignes », terme emprunté à l'Italie et qui désigne
de charmantes ou toutes humbles maisonnettes éparpillées dans les
vignobles; petits asiles de repos dominical, théâtre des joies de famille
Fonds A.R.A.M