A U P A Y S D E S MA S S A C R E S
être babillardes; on sent qu'ils ont encore peur... Leurs yeux sont
fixes, et, comme beaucoup ont vu hurler leurs mères ensanglantées,
leurs regards semblent pleins de réminiscences horribles. Ils paraissent
endormis, abrutis, on dirait qu'au bout de deux semaines, à un âge où
les impressions durent si peu, celle-là fut si violente, qu'ils ne sont
pas réveillés encore de l'épouvantable cauchemar. Empreinte terri–
fiante dont leurs âmes enfantines sont marquées pour toujours. Il y a
surtout une petite fille qui frotte machinalement sa jambe en regar–
dant étrangement dans le vague, comme une chose qu'elle verrait
toujours et ne comprendrait pas encore. Peut-être bien qu'elle est
folle...
Dans la salle de la gare, près du guichet, j'avise de bizarres traces
le long du mur, c'est devenu brun, presque noir, mais je crois
comprendre tout de même. « Oui, me dit le chef de gare, oui, c'est un
des premiers Arméniens massacrés. Cette grosse éclaboussure coagu–
lée, mêlée même d'un peu de cervelle, c'est le coup de massue qui a
fracassé le crâne, et cette longue fusée de gouttelettes au long du mur,
c'est quand on a tranché la gorge pour l'achever ».
Vraiment, je ne savais pas que les artères lançaient notre pauvre
sang humain à une telle hauteur, car les suprêmes gouttes ont jailli
jusqu'au plafond... Mais voici encore des traces de balles brisant les
vitres, trouant les partes, étoilant les cloisons à travers lesquelles on
cherchait à fusiller les Arméniens qui s'étaient réfugiés dans les salles
d'attente...
...
Le train roule vers Adana; dans la campagne miroitante et
dorée défilent d'interminables caravanes, des centaines de chameaux
liés à la file, qui portent du blé aux pauvres afamés, à la ville qui
meurt de faim là-bas...
J'ai pour voisins trois riches Arméniens, vêtus à l'européenne, des
échappés du massacre qui se décident enfin à revenir. Chez l'un, gros
homme jovial, l'amour de la vie a pris le dessus sur tout le reste, il a
échappé, tout est là; mais un autre, un vieux à l'air hébété, ne veut
plus entendre parler de ces épouvantables journées. Quand on l'inter–
roge, il secoue les mains en signe de dénégation, sans répondre. Il a
vu de telles horreurs qu'il en est tremblant, courbé, jauni, vieilli à
jamais. Par instants, il ferme les yeux comme pour échapper à une
obsession terrible, mais il a cela sous les paupières, le malheureux, et
soupire accablé. Le troisième, lui, regarde fixement à travers les
vitres; ses maxillaires serrés tremblent dans ses joues creuses, il pétrit
nerveusement son mouchoir sur son genou. Son voisin me souffle qu'il
a tout perdu, tout, « plus de 800,000 francs », m'assure-t-il, magasins
immenses brûlés et pillés entièrement, Longtemps, il ne répond que
Fonds A.R.A.M