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AU PAYS DES MASSACRES
feu, et fument avec une épouvantable odeur de toisons roussies. On a
tout brûlé et volé, y compris le bois des portes, des fenêtres et des
placards. Sauf des chiffons souilés de sang et des lambeaux de livres,
pas le moindre objet n'est resté. Et cela pendant des rues et des rues,
barrées çà et là par des collines de décombres qu'il faut escalader tant
bien que mal.
Seule subsiste à l'extrémité du quartier une église que son isolement
a préservée ; mais si elle a échappé aux tentatives d'incendie on ne lui
a pas épargné le pillage. Extérieurement, elle semble donc intacte,
mais au dedans, quelle ruine ! Plus rien aux murs, les vitres sont
brisées, les bancs en miettes, les lampes écrasées sur le sol avec leur
cerne d'huile comme des fleurs grasses dans leur sève; les tableaux
décrochés, lacérés, piétines; les livres de piété et les Evangiles déchi–
rés; la balustrade du chœur rompue; l'autel renversé, défoncé, dépecé
à coups de hache; le tabernacle gît éventré. On n'y trouverait pas le
moindre objet indemne, c'est un carnage en règle de choses inanimées,
où s'est épuisée une fièvre de destruction, un long acharnement de
colère.
Dans la cour, quelques familles réfugiées vivent, à l'abri des arbres,
sur des coussins, des tapis, des matelas sauvés du désastre; il y a
même une petite tente. Des hommes, grimpés dans les mûriers,
secouent une grêle de mûres violettes, qui s'écrasent aux pavés comme
des gouttes d'encre, et les enfants se jettent dessus avidement... car
ils ont faim.
De retour à la gare, je trouve une bande d'orphelins de quatre à
huit ans, parqués sous la protection de deux soldats turcs, arme au
bras, soldats qui peut-être ont massacré les parents mêmes de ces
petits. Mais la discipline étant rétablie, — on l'assure du moins, — ils
servent maintenant de gardiens à ce petit monde, protection qui n'est
pas inutile, me dit-on, bien des fanatiques étant très capables de tuer
encore, — en passant, — un de ces pauvres bébés chrétiens, tant la
fureur du meurtre est lente à s'apaiser au cœur de l'homme.
Ah ! ce groupe d'enfants recueillis, ici et là, parmi les morts et les
décombres, petits êtres absolument seuls au monde, et si faibles au
milieu de tant de haine d'abord, et d'indifférence ensuite, quelle pitié
en émane! Chez nous, on dirait qu'il leur reste la société, mais en
Turquie, la société n'existe pas, pas plus que les orphelinats; alors que
vont-ils devenir, non seulement cette poignée de quarante, mais les
quatre cents qu'on a récoltés déjà?
Les voici assis, immobiles, et chose extraordinaire dans la psycho»
logie enfantine, muets; ni pleurs, ni plaintes, mais aussi pas un mot,
pas un rire» Le silence sur toutes ces petites bouches qui devraient
Fonds A.R.A.M