A U P A Y S D E S M A S S A C R E S
pendant qu'on valse sur le pont, les pauvres corps mutilés passent en
dessous, à fleur d'eau, au clair de lune . . . Cela peut s'appeler littérale–
ment : danser sur des cadavres. Et c'est à cela pour t ant que s'est borné
le rôle de nos navires en Orient.
...
Un chemin de fer, premier tronçon de la future ligne de Bagdad,
mène aujourd'hui à Tarse, puis Àdana. Il glisse dans une immense
plaine couverte de moissons jaunies, peuplée de jolis groupes d ' arbres ,
coupée de torrents à sec encombrés de lauriers-roses; belle campagne
heureuse et miroitante de lumière, bordée d'un côté par la grande
chaîne lointaine du Taurus : pentes voilées de rose et de mauve, cimes
de ne i ge ; de l'autre pa r la mer resplendissante jusqu'où va l'ondule-
ment du blé. Peu à peu la plaine s'élargit, la mer devient invisible,
mais on continue à la deviner au rayonnement qu'elle met dans le ciel.
Etonnamment fertile et cultivée d'inattendue façon cette plaine, avec
des airs d'Egypte que lui valent la richesse et la beauté de sa lumière.
Pays hier vierge encore, aujourd'hui en plein essor, terre nouvelle !
Des machines agricoles travaillent çà et là, et récoltent ; on gratte à
peine le sol, on sème à la diable, mais si féconde est la terre que pour
recueillir l'excès des moissons il faut l'aide des puissantes machines.
Le long de la voie, des moissonneuses lèvent tour à tour leurs grands
bras tranchants, et couchent doucement à terre les gerbes régulières.
Des toits rouges de fermes paraissent, enlevant un peu de pittoresque
au paysage, mais lui ajoutant quelque chose de plus familier et de plus
confiant; un j e ne sais quoi d'européen flotte dans l'air. Voyons, voyons,
avec cette activité qui a repris si tôt, ces instruments modernes, ce che–
min de fer « héraut du progrès », comment se croire au seuil du pays
des massacres ?
Au bout d'une heur e Tarse apparaît, patrie de ce Saùl, qui, avant de
devenir saint Paul , rêvait d'exterminer tous les chrétiens! Est-ce l'in–
fluence de cet illustre patronage, toujours est-il qu'à travers les siècles,
elle a sans cesse joui d'une réputation de fanatisme qui me semble jus–
qu'aujourd'hui y inclus bien méritée. Petite ville orientale quelconque,
coupée de rafraîchissants ruisseaux, et cachant en son cœur de som–
bres et miroitants bazars... Une grande place déserte, avec un filet
d'eau où jouent des enfants nus, au fond une mosquée qui fut une
église j adi s , et dont les mur s virent dans d'autres temps bien des mas –
sacres, et derrière s'étend ce qui reste, ou plutôt ce qui fut le quartier
arménien.
Des façades de maisons dressées ou croulantes béent livides ou
.
noircies, tarées par le feu, la chute ou le pillage. Des coffres-forts
éventrés révèlent tel amas de ruine comme une maison de commerce.
Plus loin ce sont des tas de laine d'un cardeur qui couvent encore le
Fonds A.R.A.M