AU PAYS DES MASSACRES
fleuris pour des retraites amoureuses, c'est là que les femmes et les
jeunes filles afolées ont pasé des heures mortelles d'attente et d'an–
goisse, pendant que les hommes se faisaient tuer longuement pour leur
donner le temps de fuir. Et, comme en témoignent maintenant tels
débris de robe qu'on rencontre déchirés et souilés de sang, c'est là,
dans ces belles cachettes de fleurs que, trop souvent surprises, elles
furent massacrées, et pire encore, hélas!... jeunes femmes et jeunes
filles dont on a retrouvé les corps par les sentiers...
Toujours pareilles, les maisons ; ayant les mêmes visages de mort,
muettes dans leurs charmants jardinets d'orangers que l'abandon flétrit
déjà, entourées de prodigieux buissons de roses, d'églantiers, de lau–
riers, de vignes folles, de mûriers ombreux, intacts sauf quand se
frôlant à eux, le feu a pu saisir le bout d'une branche ; mais la
flamme s'est vite éteinte dans la sève.
D'un seuil un chien se lève, il n'aboie même pas, puisqu'il n'a plus
rien à défendre, et c'est un pauvre chien lamentable et maigri, obstiné–
ment ataché à ces débris morts, quand même fidèle.
Et toujours ce silence, que ne rompent plus un cri, un chant, un
souffle. Seules, les tourterelles qui roucoulent égrènent leurs voix
douces dans l'après-midi qui s'endort...
Voici qu'il faut enfin s'arracher à ce calme mortuaire qui vous
pénètre et vous imprègne, partir, car le soir vient ; et, derrière nous,
l'ombre descend les pentes de la montagne veloutée de champs d'orge
et de pins.
MERSINE.
—
La baie est pleine de requins, dos gris, nageoires en
forme d'ailes qui affleurent les vagues. On m'explique pourquoi, car je
ne comprenais pas : les cadavres ! les milliers de cadavres, qui depuis
deux semaines descendent le Sarus, et plus loin le Cydnus et l'Oronte,
leur offrent d'immenses festins de chair humaine. Les marins d'escadre
inoccupés, accoudés aux bastingages, en voient journellement passer,
même quinze jours et trois semaines après (ceux qui sont restés accro–
chés en route aux lauriers-roses). Ils flottent balottés par la vague,
nus, gonflés, épouvantablement mutilés.
Sur l'eau aujourd'hui d'azur lisse, les cuirassés sont immobilisés
devant Mersine ; formidables et sombres, semblant de petites villes de
métal gris, ils tendent vers les quais leurs longs canons comme des
doigts sévères qui menacent... mais ils ne frapperont pas. Cependant
ils intimident et ils rassurent; la ville et les vergers environnants sont
pleins de réfugiés qui s'écrasent à l'abri de leur protection illusoire.
Peut-on dire pourtant qu'ils ne fassent rien ?... Non 1 ils dansent ! A la
société de Mersine ils offrent des bals — sans doute de consolation. Et
Fonds A.R.A.M