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nir mie garde plus importante pour le couvent (je croyais qu'il en avait une). Le
zaptié ne revint pas et je n'obtins pas de réponse à ma demande.
Le vendredi a été particulièrement consacré au marché. On a d'abord massacré
tous les chrétiens qui n'avaient pas pu se sauver et ensuite on s'est livré au pillage.
J'ai vu les kurdes et les musulmans de la ville passer devant le Consulat avec de
lourdes charges d'objets volés ; plusieurs ont été arrêtés et dépouillés par mes zaptiés
qui ont mis les marchandises en lieu de sûreté dans les maisons voisines et les ont
emportées ensuite chez eux. On m'assure que tout le monde a pillé depuis le plus
grand jusqu'au plus petit, les kurdes, les soldats, les zaptiés et beaucoup de notables
musulmans.
Lorsque le marché a été vidé, et ça n'a pas duré longtemps, on y a mis le feu.
I l était environ deux heures de l'après-midi; l'incendie a duré jusqu'au lendemain.
Toutes les boutiques des chrétiens ont été détruites; les pertes sont considérables.
Ce n'est, en réalité, que le samedi matin que le massacre en règle a eu lieu ; jus–
qu'alors on égorgeait les chrétiens dans la rue, on les tuait sur les terrasses en tirant
des minarets et des fenêtres, mais on n'avait pas encore attaqué les maisons. Ce
jour-là, au lever du soleil, le carnage a commencé et a duré jusqu'au dimanche soir.
Ils s'étaient divisés par bandes et procédaient systématiquement, maison par maison,
en ayant bien soin de ne pas toucher à celles des musulmans. On défonçait la porte,
on pillait tout et, si les habitants s'y trouvaient, on les égorgeait. On a tué tout ce
qui se présentait sous la main, hommes, femmes et enfants; les filles étaient enle–
vées. Presque tous les musulmans de la ville, les soldats, les zaptiés et les kurdes
du pays ont pris part à cette horrible boucherie. Les murs du consulat étaient
criblés de balles, et deux cadavres étaient étendus presque sous nos fenêtres sur des
terrasses voisines. Les kurdes des tribus ne sont pas entrés; on savait fort bien que
ces hordes de sauvages ne font pas de distinction entre les religions et que, si on
déchaînait leur instinct de pillage et de meurtre, toute la ville, les musulmans
comme les chrétiens, y aurait passé.
Pendant ce temps, les chrétiens qui avaient pu se procurer des armes et se réunir
en nombre suffisant, essayaient de se défendre; ils y ont réussi dans certains quar–
tiers que les assaillants n'ont pas eu le courage d'attaquer et qui ont été épargnés
grâce à eux. Quant aux autres, ils fuyaient, quand ils le pouvaient, pour chercher
un asile dans les églises ou au Consulat. Le couvent des Pères en a reçu plus de
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ooo et le nombre de ceux qui sont venus chez moi s'est élevé jusqu'à plus de i , 5oo .
Les rues n'étaient plus praticables, aussi ces malheureux en étaient-ils réduits à faire
des trous dans les murailles des maisons et à se sauver par ces ouvertures, ou bien
encore ils s'échappaient par les terrasses, passaient sur des planches pour traverser
les rues et arrivaient plus morts que vifs au lieu de refuge. Une femme est tombée
sous nos yeux au moment où elle allait entrer. Combien d'autres de ces infortunés
ont été tués dans ces lugubres trajets !
Le dimanche, vers les trois heures du soir, à une faible distance du consulat, j'ai
vu de ma fenêtre, et tout le monde a pu les voir, les soldats, les zaptiés, les kurdes
et les musulmans tirer ensemble des terrasses et des minarets sur l'église arménienne
grégorienne. Je fis constater le fait par l'officier de garde et je priais en même temps
un religieux musulman du voisinage, très vénéré dans la ville, Abas-Hodja, de s'in-
Fonds A.R.A.M