Pendant tout ce temps, la ville était pour ainsi dire en état d'anarchie et le Gou–
vernement n'a rien fait de sérieux pour faire cesser un état de choses qu i , pendant
dix jours, a été un danger réel pour la sécurité publique.
Telle était la situation, lorsque, le 22 octobre, la nouvelle est arrivée que les
réformes étaient acceptées par le Sultan.
L'agitation se fit alors sentir plus forte que jamais parmi les musulmans ; toutes les
armes du marché étaient enlevées à des prix fabuleux ; les rumeurs les plus sinistres
circulaient dans la ville. Le mercredi, 3o octobre, à 8 heures du soir, j'allais voir le
vali pour lui faire part de ces bruits et le prier de prendre des mesures pour empê–
cher les troubles qu'on appréhendait. I l me répondit qu'il n'y avait absolument rien
à craindre, que les musulmans étaient calmes, que leur religion leur défendait de
tuer et qu'il répondait de la tranquillité si les chrétiens ne faisaient rien pour la
troubler. I l me priait même de les inviter à ne pas donner lieu à des désordres, à ne
pas céder à la peur et à aller à leur travail comme en temps ordinaire. Nullement
rassuré par ces déclarations, j ' a i prévenu immédiatement Votre Excellence de cette
situation alarmante. Je ne mets pas en doute qu'Aniz Pacha la connaissait mieux que
moi et qu'un mot de l u i pouvait éviter tous ces désastres.
Le vendredi, i
e r
novembre, j our de la Toussaint, j'étais allé à la messe avec ma
famille; en dehors de quelques kurdes armés, rien de particulier ne nous avait
frappés. En rentrant chez mo i , on me dit qu'un musulman avait, dans la matinée,
parcouru les rues de la ville en excitant ses coreligionnaires au massacre des chré–
tiens. L'évêque arménien grégorien s'était rendu chez le vali pour l u i signaler le fait
et, sur les assurances de ce dernier qu'il n'y avait rien à redouter, i l était allé l u i -
même au marché pour encourager les chrétiens et les engager à ne pas avoir peur
et à ne pas abandonner leur travail. Le malheureux évêque, depuis ce jour, se
reproche amèrement cette action et s'accuse des conséquences qu'elle a pu produire.
C'était fête pour les catholiques; heureusement, ils n'avaient pas ouvert leurs bou–
tiques.
Vers les 1 1 heures du ma t i n , mon drogman vint me dire que la panique s'empa–
rait des chrétiens ; que tout le monde courait dans la rue et que déjà on avait tué
plusieurs personnes. Je descendis dans la cour où je vis deux blessés qui s'étaient
échappés du marché; j'étais devant la porte, la rue était déserte, mais des terrasses
on me cria qu'ils arrivaient et de rentrer tout de suite. J'avisai trois zaptiés qui se
trouvaient là par hasard et leur donnais l'ordre de défendre le Consulat. Au même
instant, du côté opposé de la rue, à vingt pas de mo i , j e vis déboucher une bande
d'individus armés jusqu'aux dents et poussant des cris féroces. Neuf zaptiés et un
officier subalterne arrivèrent en même temps pour garder le Consulat. I l était
midi 5 minutes.
Dès ce moment le massacre était commencé ; on entendait les cris des gens pour–
suivis dans la rue et se réfugiant dans les maisons. I l a duré trois jours et trois nuits
sans discontinuer dans un tel acharnement que ceux qui survivent sont encore à se
demander par quel secours providentiel ils ont pu y échapper. I l a commencé aux
cris de
Salavat Mohamed,
à heure fixe, sur un signal donné, tel qu'il avait été réglé
d'avance et sans provocation de la part de qui que ce soit.
Mon premier soin fut d'envoyer par un zaptié une réquisition au vali pour obte-
Fonds A.R.A.M