Lettres du Caucase
P é t - e r s b o u r g , le
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j u i l l e t .
Le télégramme vous a certainement i n –
formé au sujet des deux assassinats politi–
ques qui ont bouleversé tout le Caucase :
celui du général Andréieff, à Kantzak, et
du colonel Bogrolovski ; le premier, gou–
verneur adjoint, le second, gouverneur du
district, ont été terrassés par les terroristes,
sur la place publique devant les yeux de la
foule.
Cette fois-ci ce n'est pas le peuple qui a
été terrifié par la force des circonstances, i l
s'est fait à l'idée impérieuse de la vengeance
politique, mais c'est le gouvernement « tout-
puissant » qui, stupéfait, ne peut pas se
rendre compte comment ce même peuple
jadis si humble, si docile, est devenu dans
un laps de temps tellement court, si rebelle,
si hardi et si intrépide. Je laisse à la sagesse
des gouverneurs le soin de déterminer les
raisons psychologiques de cette transforma–
tion politique; je me contente d é d i r e sim–
plement quelques mots sur lesvictimesdont
le sang a teint notre sol, ce même sol qui
pendant des années entières a bu le sang
innocent de tant d'hommes qui furent les
victimes de ceux qui viennent de dispa–
raître.
Andréieff, gouverneur adjoint à Kantzak
depuis trois ans, s'était distingué, ces der–
niers temps surtout, par ses dispositions
antiarméniennes. Ce fonctionnaire ambi–
tieux voulait se servir de la question armé–
nienne, ou plutôt des cadavres arméniens,
comme piédestal pour monter et obtenir les
décorations du prince Galitzine. Depuis le
jour où il s'installa à Kantzak il a envoyé
deux fois des rapports erronés et une fois
un faux rapport inventé de toutes pièces au
gouverneur général du Caucase au sujet
des prétendus complots arméniens. Les
rapports se succédaient sans que les com–
plots prissent corps.
Dans le mois de septembre de l'année
1933,
Andréieff jugea que le moment était
venu de créer une grande œuvre : c'étaient
les tristes journées de l'usurpation des
biens de l'Église arménienne. Le peuple
reçut le coup, frappé de deuil et de douleur.
A Kantzak et dans d'autres villes, les
Arméniens ont jeté leurs cris de protesta–
tion par des
manifestations
pacifiques.
Après une manifestation, lorsque la foule
se dispersait, Andréieff, les yeux rouges de
fureur, l'écume dans la bouche, arriva avec
des cosaques et des gendarmes. Exalté par
sa force, il ordonna à ses hommes d'arrêter
la marche de la foule et de faire feu ; i l leur
donna le premier exemple en tuant par un
coup de revolver un jeune Arménien ; les
cosaques suivirent son exemple avec achar–
nement et plusieurs cadavres s'étalèrent
sur le sol. Cet acte, scène de monstrueuse
barbarie, jeta dans le deuil la ville entière.
Le sang versé ne troubla point sa cons–
cience mais l'encouragea dans son exploit;
il continua à manifester sa haine contre les
Arméniens à droite et à gauche; il sema la
haine entre Arméniens et Turcs, il entre–
prit des perquisitions, fit de nombreuses
arrestations, exila plusieurs Arméniens et
en un laps de temps très court, il trans–
forma cette calme ville d'autrefois en un
centre de deuil et de douleur. Laisser ce
misérable sans châtiment équivaudrait à
l'encourager davantage dans ses crimes, et
le châtiment fut donné.
Le colonel Bogrolovski, gouverneur de
district, était plus criminel que celui dont
j'ai parlé. Depuis le jour où il a été désigné
comme gouverneur de Sourmalou, cet i n –
fortuné district n'a pas un jour de bonheur,
cela est très compréhensible : on l'avait dé–
signé gouverneur de ce district pour cette
seule raison que du temps où celui-ci se
trouvait à Kars, i l s'était fait distinguer par
le gouvernement comme un fonctionnaire
dur, cruel et corrompu et comme un armé-
nophobe achevé. Il répandait la désolation
à droite et à gauche lorsque le général Fritz-
che était le gouverneur général d'Erivan
(
Sourmalou est un district d'Erivan).
Fritzche protégeait Bogrolovski grâce aux
faveurs que la beauté de la femme de ce
dernier lui prodiguait. Fritzche quitta E r i -
van, mais Bogrolovski continua à rester
dans ses fonctions; la nouvelle fonction,
plus haute, de Fritzche ne pouvait que pro–
téger mieux ce criminel d'autant plus que,
pour Galitzine, i l fallait un fonctionnaire
docile à ses ordres, cruel et russificateur,
comme i l était au suprême degré.
Pour persécuter les Arméniens, i l ima–
ginait des machinations infernales. Un
exemple entre mille : Un beau matin,
réveillée de son sommeil, la population
d'Igdir apprend avec effroi que, la nuit, des
individus restés inconnus avaient démoli
le mur de l'église orthodoxe russe; c'était
un grand sacrilège, c'était un outrage contre
Dieu et contre le Tzar. Savez-vous ce que
Bogrolovski a fait? Il a immédiatement ré–
digé un rapport dans lequel il écrivait que
les démolisseurs du mur de l'église russe
étaient des Arméniens qui ne pouvaient pas
supporter la construction d'une église ortho–
doxe à Igdir. Des perquisitions, des arres–
tations, des exils, furent les conséquences
de ce rapport. Quatre ou cinq ans après,
cette histoire fut élucidée d'une manière
inattendue : le gouverneur Bogrolovski,
dans le but d'exiler un certain nombre
d'Arméniens, avait imaginé un prétexte.
Tout fut éclairci mais Bogrolovski con–
tinua à rester gouverneur pour persécuter
et torturer les Arméniens. Désespéré, le
peuple a porté plainte à Galitzine; et une
fois lorsque le gouverneur général du Cau–
case était venu à Sourmalou pour se rendre
compte de la situation du pays qui lui est
confié, une délégation composée des habi–
tants de la localité se présenta à lui et le
supplia de libérer le district de son gouver–
neur. Quelle naïveté! ces gens-là s'étaient
décidés de former une délégation, malgré
tout le risque que couraient ses membres,
en comptant sur les sentiments de justice
du gouverneur général du Caucase.
Qui a vu dans un régime despotique le
protestataire contre un
supérieur
rester
sans châtiment? N'est-ce pas que la protes–
tation est le symptôme avant-coureur de la
révolte. Le prince Galitzine accueillit les
protestataires avec fureur, il se rua sur l'un
des délégués, le prit par la barbe et cria :
«
Si vous osez venir vous plaindre encore
une fois, je vous enverrai tous en Sibérie.»
Cela dit, il retourna à Tiflis et la pauvre
population tomba de nouveau dans son
désespoir.
Et voilà que le
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juillet une main invi–
sible et vengeresse supprima la vie de cet
homme qui semblait avoir dans ses mains
une force invincible. La vengeance popu–
laire a eu raison de ce misérable.
C'était la seule issue.
Cet assassinat politique restera-t-il le der–
nier? Certainement non, comme les faits
le démontrent : quelques'jours après l'acte
d'Igdir, dans la ville de Nachitchevan, une
nouvelle main invisible, armée par la ven–
geance populaire, a tué d'un coup de re–
volver un agent du gouverneur qui s'était
illustré par ses trahisons et par sa cruauté.
Après avoir terrassé sa victime, le justicier
a pu, en se servant de coups de revolver
qu'il tirait dans l'air, se frayer un chemin
à travers la foule et disparaître. Dans d'au–
tres régions, dans d'autres villes apparaî–
tront d'autres de ces intrépides justiciers
qui continueront cette œuvre sanglante de
vengeance pour laquelle tant d'héroïsmes
se sont révélés. Le régime de Plehve secondé
par Galitzine, a inondé le Caucase de petits
Plehve et dé petits Galitzine qui ont em–
poisonné l'existence de la population armé–
nienne et malheureusement tous ces crimi–
nels créent une abondante matière à l'œuvre
de la justice populaire.
Terrifié, le prince Galitzine qui, depuis
depuis l'attentat du
14
octobre, était cons–
tamment effrayé, se sauva à Pétersbourg
pour demander refuge chez Plehve, son
maître tout-puissant, mais au lieu de son
refuge il y trouva les débris de son cadavre
projetés dans la poussière delà rue...
Le Secrétaire-Gérant
:
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O N G U E T .
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Émancipatrice
(
Imprimerie),
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Rue de Pondichéry, 3, Paris.
E d . GAUTHIER,
Ad.-dëléguê.
Fonds A.R.A.M