Péra, le
12
Janvier
i8gô.
Les troupes ottomanes se trouvent dans une
assez-fâcheuse situation à Zeïtoun. Ont-elles
battu les insurgés, ont-elles au contraire subi
un échec, il est assez difficile de rien affirmer
au milieu de nouvelles contradictoires qui se
croisent. Il est probable que les forces turques
ont pénétré dans la vallée après s'être emparées
des premières défenses des Zeïtounlis. Ce suc–
cès fut célébré comme devant amener la capitu–
lation des insurgés. Mais la vallée de Zeïtoun
n'est pas une plaine entourée de montagnes,
c'est une suite de ravins abrupts et profonds au
fond desquels coulent des torrents infranchis–
sables. Au confluent de deux de ces torrents,
sur l'éperon formé par les pentes d'un rocher de
800
mètres de hauteur, s'étagent les misérables
maisons de briques crues qui composent l a '
ville de Zeïtoun. On peut la bombarder mais
on ne peut s'en emparer de vive force. Encore
faudrait-il déloger les insurgés des sommets
qui dominent la petite cité pour se considérer
comme maître de la place et, à moins d'un
déploiement de forces considérable, cette opéra–
tion est difficile en toute saison : elle est impos–
sible en hiver.
En face'de la ville, de l'autre côté du ravin
qui la couvre à l'Est, les Turcs ont construit
après l'insurrection de
1878,
une caserne forti–
fiée armée de deux canons et destinée à tenir
les turbulents Zeïtounlis en respect, Mais avec
leur impéritie ordinaire, ils ont négligé de pour–
voir leur établissement militaire de puits ou de
citernes et lors du soulèvement actuel, il a suffi
de couper la conduite d'eau pour obliger une
garnison de 5oo hommes à se rendre.
Les insurgés s'étaient installés dans ce fortin,
ils en sont sortis aussitôt l'entrée des troupes
ottomanes dans la vallée et ils se sont canton–
nés sur trois rochers qui surplombent la ville,'
la caserne et les ravins.
Les Turs ont célébré comme une victoire la
prise de la caserne. En réalité ils sont entrés
dans une maison abandonnée et ils occupent
une position dont on ne peut tirer parti.
Ils ont établi sur la plate-forme du bâtiment
une batterie de
10
pièces de montagne qui,
jointes aux
2
pièces de la place, constituent'
une artillerie assez forte pour pulvériser les ma–
sures de Zeïtoun. Pourquoi ne l'ont-ils pas
fait ? Pourquoi malgré l'ordre secret de dé–
ployer une très grande activité et une implaca–
ble sévérité dans la répression, le Sultan s'est-il
tout à coup ravisé ? Il est probable que c'est
après avoir reconnu qu'un bombardement ne
résoudrait rien. On tuerait peut-être des fem–
mes, des enfants, des vieillards, mais on n'at–
teindrait pas l'armée insurrectionnelle et on
déchaînerait peut-être contre les troupes otto–
manes, en cas d'échec, des vengeances terri-
Lorsque nous avons offert nos bons offices à
Sa Majesté elle nous a remerciés, mais il sem–
ble que, le jour même, le commandant des
troupes ait reçu l'ordre d'en finir vite. Celui-ci
a évidemment tenté quelque attaque infruc–
tueuse, car cette médiation, accueillie tout
d'abord assez froidement, a été réclamée ensuite
avec une insistance significative.
Les Ambassadeurs ont invité en conséquence
leurs Consuls à Alep à se réunir et à se mettre
en rapport avec les insurgés. Ils ont demandé
en même temps quelles seraient les autorités
ottomanes chargées de la négociation.
Les Consuls ont offert par dépèche télégra–
phique aux gens de Zeïtoun leur médiation,
et ces derniers l'ont acceptée en exprimant
leur reconnaissance. Il faut dire qu'à Zeïtoun,
le pouvoir exécutif appartient à quatre person–
nages descendant des plus anciennes familles
de la vallée et administrant chacun l'un des
quartiers de la ville, qui est divisée en quatre
parties. Ils sont assistés d'un Conseil des an–
ciens "analogue au Djounna Kabyle. Il est
donc possible de trouver à qui parler et l'accep–
tation de la médiation a dû être délibérée dans
le Conseil.
De son côté, le gouvernement ottoman nous
fait savoir que ses commissaires seraient
Edhem-Pacha, commandant du corps d'armée
d'Alep, qui s'est transporté,à Zeïtoun, et Abdul-
Wahab-Pacha, Mutessarif de Marach.
En même temps, le Ministre des Affaires
nous informait ' des conditions mises par la
Porte à la capitulation des insurgés et que le
Sultan lui-même avait formulées lors de la der–
nière audience de notre collègue de Russie.
Elles étaient au nombre de trois :
i °
reddition
des armes de guerre;
20
réparation aux frais
des Zeïtounlis et par leurs mains de la caserne
fortifiée; 3" poursuite devant les. tribunaux ré–
guliers des fauteurs de l'insurrection.
Toutes ces informations furent transmises à
nos consuls qui se réunirent une seconde fois
pour délibérer sur la façon d'exercer la média–
tion. Les uns, les consuls d'Autriche et d'Italie
proposaient de se rendre à Marach, situé à neuf
heures à peine du théâtre des hostilités ; les
autres, les consuls de Russie et d'Allemagne et
le gérant du consulat de France se prononcè–
rent contre tout déplacement et insistèrent pour
ïësîer à Alep, où l'on manderait les représen–
tants du gouvernement et ceux des insurgés ;
le consul d'Angleterre réclama le transport à
Zeïtoun.
Pour couper court à ces délibérations, les
Ambassadeurs se mirent d
?
accord sur des- ins–
tructions qui furent envoyées vendredi soir,
10
janvier, aux Consuls.
Elles prescrivaient à nos agents de se rendre
immédiatement à Marach et même à Zeïtoun,;
en cas debesoin, et leur donnaient des indica–
tions précises sur le caractère de leur interven–
tion et sur la façon de l'exercer.
Alep est à cinq jours de Marach. Il est impos–
sible de négocier de si loin avec des insurgés
qui tiennent à suivre eux-mêmes une discus–
sion d'où peuvent dépendre leurs têtes, et avec
les autorités militaires obligées de garder leurs
troupes en main. II est donc impossible de res–
ter à Alep.
Cependant la neige a paru dans la vallée de
Zeïtœuh, les troupes mal installées, sans abri,
sans vêtements, éprouvent les plus, grandes
difficultés à se ravitailler. Les désertions, la
maladie, les privations de toutes sortes déci–
ment le petit corps de
17.000
hommes com–
mandés par Edhem-Pacha, Si L'intervention des
Puissances ne se fait pas promptement sentir,
11
est possible que les troupes exaspérées tentent
un effort dont l'échec comme le succès entraî–
neront de terribles conséquences.
Cette situation préoccupe tellement le sultan
que nous recevons journellement des commu–
nications pour activer le départ de nos consuls.
Nous nous sommes mis d'accord aujourd'hui
pour les inviter à partir dans un délai de
deux jours.
J'imagine que la pierre d'achoppement des
négociations sera la poursuite des fauteurs du
mouvement. Les Zeïtounlis ne consentiront
jamais à livrer leurs chefs et, si ceux-ci par–
viennent à s'échapper et sont pris, une nou–
velle insurrection éclatera pour obtenir leur
.
mise en liberté.
Je n'ai pas dissimulé au ministre des affaires
étrangères les difficultés que pourrait soulever
cette condition. Il m'a répondu « qu'on ver–
rait, et qu'une fois en négociations, il serait
toujours possible de.s'arranger ». J'en ai conclu
que la Porte se montrerait accomodante.
En
1
863
et en
1878,
le Gouvernement a, du
reste, été obligé, sur les conseils de la France
et de l'Angleterre, d'accorder une amnistie gé–
nérale.
En
1
863,
les Zeïtounlis insurgés avaient dé–
pêché deux émissaires auprès de l'empereur
Napoléon I I I à Paris, pour solliciter son inter–
vention, et l'ambassade de France avait envoyé
sur les lieux un de ses drogmans, M . Robert,
pour faire une enquête et amener un arrange–
ment.
Le rapport de M . Robert est une étude des
plus complètes et des plus consciencieuses sur
le Zeïtoun. Il a été envoyé en son temps au
département et on trouvera là les renseigne–
ments les plus détaillés sur cette intéressante
région.
En
1878
comme aujourd'hui,, la médiation
des puissances ftit réclamée; mais l'Angleterre
seule envoya sur les lieux un agent qui amena
la capitulation des insurgés. C'est après le dé–
sarmement que les ambassadeurs de France et
d'Angleterre obtinrent du Sultan une amnistie
générale. L'agent anglais de
1 878 ,
le colonel
Chermside,. aujourd'hui attaché militaire' à
Constantinople, a- relaté sa'mission dans un
rapport inséré au
Blue book.
Il a dressé une
carte de la vallée qu'il a bien voulu me com–
muniquer.
11
y a donc lieu d'espérer qu'aujourd'hui
comme alors le Sultan se décidera à mettre fin
à un désordre qui a trop duré par une mesure
de clémence et, le moment venu, je le lui con–
seillerai.
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M . P . C A M B O N , ambassadeur de la Ré –
publique française à Constantinople,
à M .
B A R T H É L É M Y ,
consul français
en mission à Marache.
Péra, le
9
janvier
i8g6.
Mettez-vous dès votre arrivée en communi–
cation avec les religieux latins réfugiés à Zeï–
toun et prenez les dispositions nécessaires pour
assurer leur retour, lis sont accompagnés de
dix élèves et d'un professeur à la sécurité des–
quels vous veillerez en même temps. Agissez
personnellement s'il le faut. Ces religieux ont
des motifs de défiance à l'égard des troupes et
des autorités'Ottomahés qui ne les ont p.as pro-
Fonds A.R.A.M