ordres de meurtre ; les villages flam–
baient, les troupes régulières et les
égorgeurs bénévoles éventraient les
femmes, dépeçaient les enfants sur les
genoux de leur père, promenaient dans
les rues des villes des quartiers de
chair a rmén i enne et criaient sauvage–
ment : « Qui veut des pieds? Qui veut
des têtes ? C'est à bon ma r ché . »
C'est assez pour la honte des nations
civilisées qu'une fois ces horreurs se
soient produites sans qu'un mot de
pitié ait été prononcé par les chefs des
peuples, sans que l'auteur de crimes
inouïs jusqu'alors ait été châtié.
Maintenant du moins, i l ne sera
plus possible de feindre l'ignorance, de
jouer après coup la comédie des re–
grets. Nous prétendons, en divulguant
les atrocités a rmén i ennes , accomplies
ou préparées, prévenir les massacres
et non les provoquer.
Qne nous soulevions contre nous la
colère du bourreau en interrompant
son effroyable besogne, soit : nous en
portons allègrement le poids et nous
acceptons volontiers les ennuis ou les
dangers qui peuvent nous en advenir.
Mais nous souffrons vivement, quand
par une étrange erreur les rôles sont
intervertis et qu'on nous accuse pres–
que, nous les accusateurs jamais las,
des forfaits que nous dénonçons.
A chacun selon ses œuv r e s : nous
ne retournerons pas contre ceux qui
l
'
employèrent imprudemment l'arme
empoisonnée et nous ne leur repro–
cherons pas à notre tour de faire ainsi
le jeu de l'ennemi commun. C'est trop
déjà qu'il ait fallu, non sans tristesse,
répéter des vérités élémentaires et pa–
raître nous défendre contre l'ombre
même d'un soupçon.
PIERRE QUILLARD.
Le Massacre de Spaghank
Nous recevons sur le massacre de Spaghank
de nouveaux détails q u i é t a b l i s s e n t nettement
le rôle des a u t o r i t é s hamidiennes et par suite l a
r e s p o n s a b i l i t é personnelle d u sultan dans l a
tuerie.
La campagne a rmé n i e nn e de Spaghank
ou Sebghan à Sassoun a été complètement
anéantie le 3 juillet
1900
dans la matinée
du lundi vers l'aurore. Tous les habitants,
qui comptaient 3o à 35 maisons, furent
massacrés; quelques-uns qui a v a i e n t r é u s s i
à se réfugier dans l'église de Sourpe
Marapé dans l'espoir de sauver leur vie
moururent d'une mort plus terrible. Le
nombre des morts est d'environ i5o à
200;
et i l y en a à peine dix qui ont pu se sau–
ver et qui peuvent servir de témoins de
l'existence de cette campagne et, vivants,
protester contre les barbaries commises.
Les habitants de Spaghank ignoraient le
complot tragique qui était t r amé contre
eux, et quand dans la matinée du 3 juillet,
vers l'aurore, ils subirent l'attaque beau–
coup étaient encore endormis.
L'année passée le chef d e l à tribu kurde,
Khan-Abdal de Sassoun avait attaqué
Spaghank avec les siens pour ravir les
moutons de la campagne, et les braves
paysans, qui sont des laboureurs et des
pâtres, s'étaient opposés à l'attaque et
n'avaient pas permis qu'on leur enlevât
leurs animaux. Le Kurde Kh a l i l leur en
avait gardé rancune et cherchait l'occasion
de prendre sa revanche d'une façon terri–
ble. De concert avec un autre chef de tribu,
K i o r Silo de K i a n , i l trompe l'autorité lo–
cale, en disant que des révolutionnaires
se sont réfugiés à Spaghank et ainsi l'or–
dre est donné pour l'attaque. Le comman–
dant militaire de Bitlis, Fé r i k A l i pacha
entreprend secrètement des préparatifs
militaires et avec quelques bataillons de
soldats part de Bitlis pour Sassoun ; le
chef de police le rejoint quelque temps
après. Conformément aux instructions
d ' A l i pacha, K a l i l soulève toutes les tri–
bus kurdes de Balak, Modgan, Kharzan
etKhian, qu'ils incorporent aux bataillons
militaires qui étaient composés de mille
soldats environ. Quant à K i o r Silo de
Kh i an , avec cinq cents Kurdes i l occupe
le pays entre Talvorig et Guéliéguzan et i l
coupe toutes les lignes de communication
de Spaghank. Une fois Spaghank ainsi
assiégé de tous côtés, les trompettes son–
nent à l'aurore, et le signal donn é , toutes
ces bandes de soldats et de Kurdes enva–
hissent la campagne avec des mugisse–
ments. Sous la pluie des balles la campa–
gne est livrée au désordre, les habitants
sont frappés de stupeur; la campagne
était assiégée et inondée par ces bandes
désordonnées, aucun moyen de fuite, im–
possible de bouger. On tue avec la balle,
l'épée et l a baïonnette tous ceux qu'on
trouve dans les cabanes et les rues ; les
femmes avec leurs enfants courent au de–
vant des soldats, croyant qu'ils épargne–
ront les enfants et les femmes, mais elles
se trompent.Les enfants, même au berceau
sont massacrés. On les passe au bout des
baïonnettes et les assaillants marchent
ainsi en les élevant dans l'air et quelques-
uns de ces enfants encore vivants, sur les
baïonnettes, crient et gémissent.
Les femmes sont déshabillées, violées et
tuées. Ils arrachent la barbe du p r ê t r e de
la campagne, Der Boghosse, un vieillard
de quatre-vingts ans et l u i coupant lente–
ment les deux côtés de la bouche, la fen–
dent en deux en arrachant la mâchoire, et
le tuent ainsi en le torturant.
La haine du Kurde Kh a l i l contre le chef
du village de Spaghank, Maghar, était sur–
tout grande, pour avoir repoussé l'attaque
de l'année précédente ; aussi a-t-il fait
chercher et trouver sa femme, Timène, et
voyant qu'elle était enceinte, i l l u i fit fen–
dre le ventre, et enlever l'enfant tout v i –
vant ; on le mit en pièces dans les bras de
sa mère et ensuite on perce la mè r e de
cinquante coups de couteau.
Ils attaquent alors l'église, mais i l est
impossible de percer les murs ou d'en–
foncer la porte ; par conséquent, ils en–
tassent devant l'église des gerbes d'orge
et d'herbe et en y versant du pétrole, i n –
cendient les tas et mettent le feu à la porte,
la fumée pénètre dans l'église ; aux cris
plaintifs succèdent les râles des agonisants,
et puis un silence — les réfugiés sont
morts asphyxiés. Ceux qui s'étaient réfu–
giés dans l'église étaient environ au nom–
bre de trente, parmi lesquels se trouvaient
des femmes et des enfants. Leurs cadavres
ne furent pas même respectés ; ils sont
taillés en pièces, et des viols et des bar–
baries inouïs sont commis sur ceux qui
respiraient encore. Onze jeunes hommes
en luttant se frayent un passage et s'en–
fuient, mais six sont frappés et tombent,
les cinq autres réussissent à s'échapper.
Deux femmes blessées se jettent également
à l'eau, et se cramponnant ensuite à une
pierre, elles se sauvent.
Après le massacre, les biens sont pillés,
les bâtiments incendiés, les cadavres tail–
lés en pièces jetés à l'eau ; ceux qui sont
tués dans l'église et les cabanes b r û l en t
avec les bâtiments, et ceux qui avaient été
tués dehors restent sous le soleil.
Ap r è s l'anéantissement de Spaghank,
ils attaquent les campagnes d'Eghgarte
et de Tzorer où sont commis des assas–
sinats et des pillages : ils pillent aussi les
campagnes de Gokhovide, de Guélarche,
de Hossnonde et ils incendient quelques
maisons à Kh i dan . L a campagne de H i -
lenk fut attaquée aussi, des hommes sont
blessés; plusieurs meurent dans le dé–
sarroi, foulés aux pieds. Hilenk est la
campagne qui fut déjà attaquée au mois
de mai de l'année de r n i è r e par les Kurdes
de Sassoun ; les maisons étaient pillées et
incendiées en grande partie et deux des
notables du lieu blessés, quatre coupés
en morceaux et jetés dans le fleuve. Après
le massacre, cinq personnes échappées
s'en vont à Spaghank avec d'autres pay–
sans a rmén i en s , rassemblent les cadavres
des victimes et, ouvrant une grande fosse,
les ensevelissent tous.
Fonds A.R.A.M