DOCUMENTS
L'Arménie avant les massacres
(
i)
La domination turque elîective en Arménie
remonte en réalité à
1847,
a a t 0
o u
Osman
pacha donna le coup de grâce au pouvoir
temporel des chefs kurdes dans les cinq
provinces du sud-est (Van, Bitlis, Mouch,
Bayazid et Diarbékir). Dans cette longue
période de cinquante années, i l faut distin–
guer deux phases : celle de
1847-1891,
où le
gouvernement est abominable, et celle de
1892-1894,
où la Porte adopte la politique
d'anéantissement. Les reproches et les
exhortations pouvaient beaucoup pour atté–
nuer les maux de la première période; la
force seule peut quelque chose contre le
système inauguré dans la seconde. Lord
Salisbury a eu grand'raisoù d'exposer cette
manière de voir dans un récent discours.
En
1891
,1
a Sublime-Porte, redoutant d'être
contrainte à exécuter les réformes promises
à l'Arménie et craignant, en cas de guerre,
l'hostilité des chrétiens habitant les pro–
vinces limitrophes de la Russie, voulut parer
â ce double péril et créa la cavalerie Hamidié,
exclusivement composée de Kurdes. C'était
là une application de la méthode usitée par
les révolutionnaires, quand ils ouvrent aux
forçats les portes des bagnes et les incitent
à les débarrasser des personnes appartenant
aux classes supérieures. Le plan élaboré par
quelques hauts dignitaires de l'empire ten–
dait à expulser les Arméniens des provinces
frontières, à y installer à leur place des mu–
sulmans, à réduire le nombre des chrétiens
dans une mesure telle que le besoin des ré–
formes n'y fût plus exprimé, enfin de mettre
les Kurdes, le cas échéant, en mesure de
tenir tète aux Cosaques. Cette politique
d'anéantissement a été suivie avec persévé–
rance ; elle a été encore perfectionnée depuis
et aboutira sans aucun doute — si l'on n'y
met promptement ordre — à résoudre la
question arménienne d'une façon définitive.
Mais cette solution constitue une insulte
pour le monde civilisé et une honte éternelle
pour la chrétienté. Les Kurdes enrégimentés
sont restés dans leur pays d'origine; ils ont
été libérés du service militaire régulier,
pourvus d'armes, rendus inviolables comme
des ambassadeurs et payés avec la ponctua–
lité que comportent les mœurs de la Porte en
pareille matière. Ils ont mis une criminelle
exactitude à remplir leur mission : ils ont
dépouillé les riches Arméniens, incendié les
maisons, brûlé semences et fourrages, pillé
les villages, volé le bétail, enlevé les jeunes
filles, violé les femmes mariées, expulsé la
population de districts entiers et tué tous
ceux qui étaient assez courageux ou assez
fous pour leur tenir tète. Les Arméniens sont
maintenant les créatures les plus pauvres et
les plus misérables de la terre.
Le gouvernement turc n'a-t-il pas prévu ces
choses? Les tribunaux les ont-ils réprimées?
Non seulement le gouvernement a prévu,
(1)
E x t r a i t de
The condition of Armenia,
par
E.-J. D i l l o n ; p a r u dans l a
Contemporary
Rei-iew,
a o û t
1895.
mais i l a soutenu ceux qui accomplissaient
ces crimes, les a encouragés de toutes ma–
nières, secondés et récompensés. Et quand,
par hasard, un Arménien venait se plaindre,
les fonctionnaires payés par lui pour le pro–
téger, ne se bornaient pas à fermer l'oreille,
ils le faisaient jeter dans un cachot infect,
fouetter et torturer avec une barbare ingé–
niosité pour le punir de son audace et de sa
présomption.
Il est établi que le massacre de Sassoun
était dès longtemps préparé par les repré–
sentants de la Sublime-Porte et qu'il a été
exécuté sans pitié, malgré les scrupules des
brigands kurdes et les vestiges de senti–
ments humains qu'on a vus poindre dans le
cœur de quelques soldats turcs.
Tant que la Sublime-Porte gouvernera le
pays sans contrôle, i l est aussi raisonnable
de se plaindre de ce que la vie et la propriété
des Arméniens ne sont pas en sûreté, qu'il
le serait à un soldat de réclamer, pendant
le combat, contre les dangers qui menacent
ses os. Ce dont on se plaint, c'est précisé–
ment le but poursuivi, et la preuve de l'effi–
cacité des moyens employés, c'est que le but
soit aussi pleinement atteint. Un homme
d'État étranger considérable, qui a passé
jusqu'ici pour un fidèle ami des Turcs, me
disait récemment dans une conversation
particulière : « Le gouvernement ottoman
en Arménie peut être exactement défini le
vol organisé, le meurtre légalisé et le viol
récompensé. » Il est bien de protester contre
un pareil système, mais cela ne mènera pas
à grand'chose. Un philanthrope, quand i l
visite une prison, peut s'indigner en voyant
un détenu lié des pieds et des mains, mais i l
ne prolongera pas ses plaintes à ce sujet
quand i l apprendra que ce malheureux est
un condamné à mort et qu'on va le pendre
d'un instant à l'autre. Dans l'exécution du
plan d'anéantissement, on se préoccupe en
premier lieu de réduire systématiquement
les Arméniens à la besace. Cela va tout seul
dans un pays où les fonctionnaires ont à
attendre leurs traitements huit ou neuf mois,
après quoi ils sont obligés de se contenter
d'un acompte sur ce qui leur est dû. —
«
Voici vingt semaines que je n'ai pas reçu
un para, et je ne puis même pas m'acheter
des vêtements », me déclarait le vieil em–
ployé chargé de me suivre jour et nuit
comme une ombre à Erzeroum. « Vous paie-
t-onréguiièrement votre solde?» demandai-je
au chef du bureau télégraphique de Koutek.
«
Non, Effendi, pas régulièrement, fut la ré–
ponse; depuis huit mois je n'ai rien reçu,
rien, sauf un mois de solde aux fêtes du
Beïram. » « Comment vous en tirez-vous? »
«
Misérablement ! » « Mais vous devez pour–
tant avoir quelque argent pour subsister ? »
«
J'ai quelque chose, en effet, mais pas assez.
Allah est miséricordieux. Vous venez vous-
même de me donner un peu d'argent. »
«
Oui, mais ce n'est pas pour vous, c'est le
prix de mes dépêches, cet argent appartient
à l'État. » « Oh ! répondit-il, je garde tout ce
que le public paie; je le prends comme un
acompte sur mon traitement. Ce n'est pas
grand'chose; mais combien que ce soit, je
| le mets dans ma poche. » Ces gens sont na–
turellement de petits employés,mais la situa–
tion de la majorité des hauts fonctionnaires
n'est pas très différente. Juges, officiers,
commandants de district, valis, etc., ont le
gousset tout aussi vide, mais sont infiniment
plus voraces.
Thasi pacha, te dernier gouverneur géné–
ral de Bitlis, peut être pris comme type du
haut dignitaire turc dans la période d'anéan–
tissement. 11 était avare et cupide, cruel
comme Ruggieri, l'ennemi d'Ugofin, froid
comme le capitaine Malagar dans la
Reine
des Fées,
de Spencer. Il avait pris l'habitude
d'incarcérer une foule d'Arméniens riches,
sans avoir reçu contre eux la moindre plainte,
sans même se mettre en peine de chercher
un prétexte. Ensuite on leur proposait d'ache–
ter la liberté au prix de sommes considéra–
bles, représentant la plus grande partie de
leur fortune. S'ils refusaient de payer, ils
étaient soumis à des tortures telles que les
supplices des Juifs du Moyen-Age eussent
paru, en regard, une correction légère. Quel–
ques-uns d'entre eux étaient contraints de
rester debout jour et nuit sans manger,
sans boire, sans remuer. Quand ils avaient
perdu force et connaissance, l'eau froide et
le fer rouge les rappelaient à eux-mêmes et
la procédure suivait son cours. Comme les
Turcs disposent de beaucoup de temps et de
persévérance, les prisonniers finissaient pres–
que toujours par sacrifier tout ce qui donne
du prix à la vie pour échapper à leur mar–
tyre. Ils se résignaient de deux maux à choi–
sir le moindre.
(
A suivre.)
E.-J.
DILLON,
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