cause même pas ; i l reste immobile et lan–
guissant et dort toujours ; comme je vous
le disais, ce jour-là la mer était très calme
et c'est pourquoi nous décidâmes de des–
cendre à la cale dans la soirée ; nous étions
déjà arrivés devant Chypre ; le bateau avait
pris le large pour aller directement et Chy–
pre se trouvait à notre gauche ; Chypre est
une très grande île et c'est à peine si nous
la perdîmes de vue vers le soir.
Nous étions tous assis, et nous fîmes
venir un peu de vin et nous trois, moi,
C... et D . . . , nous commençâmes à boire;
ces quelques heures nous firent oublier
ce que nous avions supporté jusque-là. Le
soir, nous descendîmes de nouveau à la
cale; c'était la dernière nuit que nous de–
vions y passer, car dans la matinée nous
arrivâmes à Beyrouth. Beyrouth est une
magnifique ville maritime; quand le ba–
teau s'approcha, la verdure des plaines et
des jardins nous offrit un spectacle admi–
rable; l'utilité de notre voyage fut que nous
pûmes voir au moins plusieurs villes ; en
nous rapprochant davantage, à l'est de la
ville, sur une colline, nous aperçurent plu–
sieurs bâtiments qui forment l'Université
américaine où l'on enseigne dans toutes les
facultés, comme nous l'avions déjà lu dans
les journaux à Constantinople. Nous voilà
enfin dans le port; devant Beyrouth, i l y a
un quai comme celui de Smyrne et i l y a
un bassin spécial pour les bateaux. On
nous fit débarquer d'abord, car les prison–
niers albanais étaient dans un autre coin
du bateau et ils avaient aussi leurs gendar–
mes ; du quai jusqu'à la prison, i l y a dix
minutes; dans les rues, i l y avait très peu
de personnes, car i l était encore matin ;
arrivés à la prison, on nous mit chacun
dans une cellule. La prison de Beyrouth se
trouve à côté du palais du gouvernement;
ici aussi, les chrétiens et les musulmans se
trouvent dans des sections différentes ; on
nous mit dans la section des musulmans ;
les prisonniers d'ici nous reçurent avec
bonne grâce ; le jour de notre arrivée, ils
nous préparèrent des mets, à midi et le
soir, et ils ne voulurent même pas toucher
le prix du café que nous avions pris.
Comme vous le savez, lors de notre em–
barquement à Smyrne, nous ignorions
notre destination, mais quand nous arri–
vâmes à Beyrouth, le cinquantenier qui
nous conduisait nous dit que cinq parmi
nous devaient être dirigés sur Saint-Jean
d'Acre et les neuf autres sur Tripoli de
Syrie; quand nous apprîmes cette nou–
velle, nous fûmes plongés dans nos ré–
flexions et nous voulions savoir qui étaient
ceux qui devaient partir pour Saint-Jean
d'Acre ou pour Tripoli et si on allait nous
séparer, car après avoir accompagné nos
camarades jusqu'ici, i l serait beaucoup trop
dur de se séparer.
Ce jour-là, j'avais perdu la tête dans la
prison, j'avais toujours la même idée dans
la tête ; et voilà que les fonctionnaires arri–
vés commencèrent à lire les noms de ceux
qui devaient partir pour Saint-Jean d'Acre;
le nom de G . . . était lu et moi, les oreilles
tendues, j'attendais en tremblant si mon
nom aussi allait être lu ; cette seconde me
parut comme un siècle; quand enfin mon
nom aussi fut l u , on aurait dit que mon
cœur était débarrassé d'un lourd fardeau;
désormais, je ne songeais plus à rien.
Quand la nuit fut venue, nous demandâ–
mes nos matelas pour nous reposer; on
nous répondit que nous n'avions pas besoin
de matelas puisque nous allions partir très
tôt dans la matinée.
Bien qu'après un voyage de trois à quatre
jours, i l nous parût dur de se coucher sur
la planche, néanmoins nous pensâmes que
nous pouvions bien passer ainsi une nuit;
nous souffrîmes jusqu'au matin, et nous
pensions partir le jour même ; les fonction–
naires arrivèrent et séparèrent ceux qui de–
vaient être dirigés sur Tripoli ; D . . . et le
bulgare Khristo furent dirigés sur Tripoli,
et moi, C . J . M . et L . nous prîmes le che–
min de Saint-Jean-d'Acre. Nous autres
nous devions partir le mardi; aussi nous
demandâmes nos matelas et nous passâmes
une nuit tranquille; le mardi on nous re-
drit nos matelas et on nous ordonna d'être
prêt; nous étions contents d'arriver enfin à
notre destination, car depuis deux mois et
demi que nous étions partis, nous étions
encore en chemin; tout le monde a pu être
exilé, mais je crois qu'un pareil sort ne fut
réservé à personne.
Quoi qu'il en soit, nous attendions avec
impatience ; on nous prévint que nous n'al–
lions pas encore partir, car le temps étant
orageux, le bateau devait rester dans le
port; nous ne pûmes y croire, et nous pres–
sant autour du fonctionnaire, nous l'inter–
rogions; i l confirma la chose; nous deman–
dâmes de nouveau nos matelas, mais nous
ne pûmes les avoir et nous devions nous
coucher de nouveau sur la planche; nous
ne savions comment passer la nuit; ici il
fait très froid la nuit et nous autres nous
n'avions rien en dehors de notre pardessus;
quand le sommeil s'empara de nous, nous
nous étendîmes tous sur une planche, mais
une heure ou deux après je me réveillai en
tremblant, le froid avait pénétré jusqu'à
mes os; je me levai aussitôt et commençai à
circuler dans la chambre, mes camarades
se levèrent à leur tour et nous tous nous
veillâmes jusqu'au matin. Le mercredi, i l
faisait encore mauvais, et par conséquent
on n'allait pas partir; nous étions très éton–
nés en pensant que le bateau craignait ainsi
le mauvais temps pour partir. Mais i l
s'agissait de passer encore la nuit sur le
plancher et nous nous interrogions l'un
l'autre pour savoir comment nous allions
faire; plus i l faisait nuit, plus les pensées
noires nous envahissaient; mais nous pas–
sâmes aussi cette nuit comme les autres et
quand le matin, nous nous levâmes, nous
commençâmes par regarder le ciel qui était
tout bleu et nous étions satisfaits.
Mais j'ai oublié l'essentiel ; les albanais
prisonniers se trouvaient dans la section en
face de la nôtre; la veille, j'avais dit au d i –
recteur que nous allions tomber malades,
en nous couchant ainsi sur le plancher,
qu'il fallait nous donner quelques couver–
tures ou quelques nattes; alors le directeur
acheta, de sa poche, quatre grandes nattes,
dont i l donna deux à nous autres et les
deux restantes aux Albanais; ceux-ci s'em–
parent des nattes, mais une lutte s'engage
bientôt parmi eux pour avoir chacun la
natte ; l'un d'eux tire son épée et tue son
camarade.
Bien qu'il fit beau, nous nous deman–
dions encore si nous allions partir à cause
de cet incident; nous interrogeâmes le d i –
recteur qui nous déclara que quelques
témoins seraient entendus, que l'assassin
serait gardé là et que nous partirions le
lendemain ; quand nous apprîmes cela,
nous étions au comble de notre joie en
pensant que nous allions enfin partir. Nous
passâmes une nuit très tourmentée, car
nous avions mal partout et nous ne pou–
vions même pas nous asseoir; après avoir
souffert pendant six ans dans les geôles, se
coucher ainsi maintenant sur le plancher !
nos corps peuvent-ils endurer cela ?
(
A suivre.)
Nouvelles d'Orient
A
S M Y R N E .
—
D'après une correspon–
dance en date du 5 juin publiée par
Die
Diformalion
de Vienne, la population de
Smyrne est en grand émoi. Les révolu–
tionnaires arméniens attaquent en plein
jour les agents et espions commis à leur
surveillance par le gouvernement hami–
dien. Les dénonciations de ces agents ont
amené déjà l'incarcération et la condam–
nation à mort de plusieurs révolution–
naires. Mais l'organisation secrète armé–
nienne est décidée à user de représailles.
Sur son ordre, aussitôt exécuté, deux des
plus dangereux espions ont été supprimés
par deux membres du Comité qui ont pu
se cacher pendant quelque temps. Ils
étaient sur le point de s'embarquer quand
ils furent reconnus; i l y eut alors une lutte
en règle avec les gendarmes; un gendarme
fut tué, un au:re jeté à la mer, d'autres
blessés. L ' un des révolutionnaires s'est
soustrait à la prison turque par le suicide ;
l'autre, cédant au nombre, a été pris et
sera vraisemblablement pendu.
Fonds A.R.A.M