la cathédrale. Mais je ne serais pas étonné
si l'on découvrait plus lard que le chiffre de
9
,000
ou
10,000
est plus près de la vérité. Los
milliers de veuves, les nombreux milliers
d'orphelins et les hommes laits restés vivants
sont dans la plus effroyable misère. Le
manque de soins aux blessés, la faim, la
maladie, la misère générale, morale et phy–
sique, ont déjà accru la mortalité; elle aug–
mentera encore. Les pertes matérielles sont
estimées approximativement à
1 0 0 , 0 0 0
ou
2 0 0 , 0 0 0
livres sterling
(4
à5 millions de francs);
mais elles sont encore plus difficiles à évaluer
que les autres. Le plus grand nombre des
Arméniens ont tout perdu, sauf les habits
qu'ils portaient. Les autorités n'ont fait aucun
effort sérieux pour permettre à la propriété
de se reconstituer. Des familles autrefois
riches sont réduites à la mendicité et ont
honte de demander du secours. Beaucoup
d'enfants sont trop jeunes pour réclamer les
biens de leurs parents morts, maisons ou
terrains, et trop inexpérimentés pour en tirer
parti. Ces biens sont évidemment en grande
partie perdus pour eux. De plus, beaucoup
de niahométans, surtout des paysans, étaient
débiteurs de fortes sommes aux Arméniens
de la ville. On ne peut plus réclamer ces
dettes. Le mahométan se croit aussi bien
dans san droit en gardant pour lui la créance
du raya rebelle qu'il l'était en lui enlevant sa
vie et ses biens. En réalité, l'une des consé–
quences des derniers massacres est une vé–
ritable extinction de toutes les dettes des
musulmans envers les chrétiens.
La situation générale des Arméniens ici et
dans les districts voisins, et peut-être dans
toutes les provinces asiatiques de l'empire,
est lamentable. Ils sont considérés comme
hors la loi, et cela revient presque à dire,
pour un mahométan, qu'être Arménien, c'est
un crime qui mérite la mort. Seuls, un châti–
ment sévère infligé aux niahométans qui ont
pris la plus grande part aux derniers massa–
cres, et une longue période de tranquillité
pourraient ramener la confiance. Il est dou–
teux qu'une accalmie sérieuse se produise
sous le règne du sultan. Le gouvernement a
commis la faute fatate de confondre tes cou–
pables c l les innocents. Au lieu de faire usag-e
de son droit de punir avec toute la rigueur
de la loi les Arméniens qui s'étaient vrai–
ment rendus coupables de trahison envers
leur souverain légitime, if a commis la faute
grave et irréparable d'abandonner à la popu–
lace musulmane les prérogatives du gouver–
nement et de lui permettre d'exercer sa fureur
aveugle sur des sujets presque tous innocents,
et comptant parmi les plus intelfigents, tes
phis travailleurs et les plus utiies.
La grandeur du désastre d'Orfa paraît avoir
effravé le gouvernement lui-même, malgré
les rapports officiels mensongers et tes déné–
gations. Mais l'empressement avec lequel
quelques-uns des fonctionnaires ont été dé–
placés et envoyés dans les régions fointaines
de l'empire rend bien peu probabie l'instruc–
tion d'une enquête immédiate et la punition
des dignitaires responsables. Hassan-Bey, le
major de gendarmerie, le principal auteur
du massacre du
2 8
octobre, a été envoyé â
Janina : Nazif-Pacha, général de brigade et
commandant en chef des troupes, l'organisa–
teur du second massacre, a été transféré à
Korna. au confluent de l'Kuphrale et du
Tigre.
11
est impossible, me semble-t-il, que les
autorités locales d'Orfa aient toléré ou orga–
nisé les massacres sans avoir en mains des
instructions justifiant leur conduite. Il en est
de même pour les autres villes de la contrée
que j'ai visitées. Je ne veux pas parler de Zei-
tonn; je ne suis pas en mesure de me faire une
opinion sur l'origine des troubles qui y ont
éclaté. — Les instructions reçues sont dues
aux rapports dûment médités et impudem–
ment mensongers envoyés par les autorités
locales à Constantinople sur la question ar–
ménienne ; elles sont dues en second lieu à
la conduite fâcheuse du gouvernement et à
son manque absolu de sagesse politique. If
est difficile de discerner exactement la part
de responsabilité qui incombe au gouverne–
ment central et aux autorités locales. Le
gouvernement du sultan a le sentiment, j'en
suis persuadé, qu'il vaut mieux laisser dans
l'ombre le mécanisme secret dont l'effet a été
si atroce. Jamais le gouvernement n'ordon–
nera une enquête sérieuse, si ce n'est sous la
pression des puissances étrangères, comme
en Syrie en
1861.
Il préférera ajouter foi aux
rapports menteurs d'autorités locales sans
scrupules. Une pression diplomatique peut
amener le sultan à faire intervenir une com–
mission d'enquête. Mais si des troupes étran–
gères ne sont pas prêtes à entrer en scène au
moment où la commission fonctionnera, ses
opérations, au lieu de mettre au jour la vérité
et de réparer le mal, ne seront qu'une farce.
Elles ne serviront qu'à tromper l'Europe et à
rendre plus lamentable encore le sort des
chrétiens de ces provinces.
Au milieu de la confusion produite par une
foule de récits et de démentis, un fait au
moins reste incontestablement établi. Toutes
les couches de la population ottomane ont,
malgré leur ignorance générale, un sens très
fin pour deviner les tendances et les désirs
de leur maître souverain. Musulmans et non-
musulmans sont tous d'accord sur ce point :
le gouvernement désirait que les massacres
se lissent; s'il ne l'avait pas désiré, ils n'au–
raient pu se l'aire. 11 connaît la manière de
voir des deux partis ; mais i l évite une en–
quête, et ne se montre pas du tout désireux
de réparer le dommage. Tant que cela ne se
fera pas, tous les éléments de la population
ne pourront s'empêcher de le soupçonner
d'avoir organisé les massacres avec mûre
préméditation.
Malgré tous les fléaux qui se sont abattus
sur la contrée, un gros village arménien,
Ghermouch. a été épargné. Ce fait extraor–
dinaire s'explique ainsi : au moment où les
mahomélans se jetaient sur les Arméniens
d'Orfa, une troupe de Kurdes et d'Arabes,
â cheval et en armes, attaqua Ghermouch.
Les Arméniens déployèrent devant leur vil–
lage quelques tentes qu'ils possédaient, ras–
semblèrent autant d'hommes armés qu'ils
purent, déchargèrent tous leurs fusils sur les
assailfants et leur envoyèrent un messager
pour leur dire que les tentes étaient occupées
par des soldats envoyés par le gouvernement
pour la protection du village. Les Arabes et
Kurdes, partis pour détruire le village, fu–
rent saisis d'étonnement, se laissèrent trom–
per et s'en allèrent, pensant que le gouverne–
ment, pour une raison inconnue, désirait
protéger les habitants de Ghermouch. Les
autorités d'Orfa exigèrent bientôt après la
livraison des armes qui avaient servi à arrê–
ter l'attaque des Arabes et des Kurdes. Les
Arméniens de Ghermouch vinrent en corps à
Orfa, et déclarèrent au gouvernement que.
si l'on voulait les tuer, le mieux était de le
faire tout de suite et sur place; que leur vie
était à leur disposition, mais que jamais ils
ne livreraient leurs armes, leur seule res–
source contre les tribus rabes et kurdes
des environs, armées et hostiles.On les laissa
partir et conserver leurs armes; seulement,
pour obtenir ce privilège, ils durent payer des
sommes importantes.
Votre Excellence m'a aussi chargé de fixer
te nombre des Arméniens d'Orfa convertis à
l'islamisme en suite des événements récents.
Il est de
400
à 5oo. Quelques-uns se sont faits
niahométans entre le premier et le second
massacre, d'autres pendant le second et le
reste ensuite. Ils ont pris cette résolution
sous le coup de menaces, et persuadés que
ni le gouvernement, ni leurs voisins musul–
mans ne respecteraient la vie et les biens
d'un Arménien qui confesse ouvertement le
christianisme.
Le gouvernement n'a jamais rempli les for–
malités légales indispensables après une con–
version à l'islamisme; i l peut déclarer offi–
ciellement qu'il ne reconnaît pas ces conver–
sions. Pourtant ces néophytes sont traités
comme des coreligionnaires par les fonction–
naires et par la population musulmane.
Les constatations et les faits contenus dans
le présent rapport sur les massacres d'Orfa
font peser des charges très lourdes sur le
gouvernement ottoman. Je prends surinoi la
responsabilité de les avoir indiqués dans un
rapport officiel. Le système de perfidie et d'in–
timidation dont se sert l'administration tur–
que ne permet pas toujours d'établir les faits
avec l'évidence que demanderait un tribunal
européen. Mais je me suis donné beaucoup de
peine pour prendre soigneusement mes in–
formations. J'en ai puisé fa pfupart directe-
tement à des sources ottomanes ou je me les
suis fait confirmer par des autorités musul–
manes.
J'ai l'honneur, etc.
FlTZMAURICE.
L abondance des matières nous oblige
de remettre à notre prochain numéro les
intéressantes lettres de Tchimich-Kazakh
et de Divrigh que nous venons de rece–
voir.
Le Secrétaire-Gérant :
JEA.N LONGUET.
384
I.
—
IMPRIMERIE DE SURESNES ( G .
R i c h a r d , a d )
9,
rue d u Pont
Fonds A.R.A.M