s'égaie au carnage de trois cent mille
hommes, nous enfonçons la porte,
nous crions : « A l'assassin ! » et nous
traînons au grand jour le fauve ensan–
glanté, fût-il padischah et unît-il dans
ces titres l'appellation d'Ombre om–
breuse de Dieu à celle de Hemkiar qui
veut dire Bourreau.
D'autant que, comme nous le mon–
trerons tout à l'heure par quelques
exemples tout récents, les Puissances
dites civilisées armées en droit par le
traité de Berlin contre le Sultan, savent
fort bien le mettre à la raison quand i l
leur plaît et qu'elles prennent simple–
ment la peine de parler ferme. Les
gouvernements sont donc eux aussi
responsables par leur indifférence com–
plice ; la face d'Abd-ul-Hamid n'est
pas seule barbouillée de rouge; d'hor–
ribles éclaboussures atteignent les
autres conducteurs des peuples —
Homère disait déjà les dévorateurs de
peuples — chaque fois que le khalife
se vautre dans la boue sanglante.
Et les petites tueries continuent. A
Dikranagherd, d'après le
Charjoum
de Varna, les Kurdes veulent enlever
une jeune Armén i enne Koulé, fiancée
de Bèdo. D'où bataille; du côté des
Arméniens, ont été tués : Khalé Ghrbé
Lavo Dono, Lavante Moucheghian,
Brikor Kaguikian, Boghos Manuélian,
Hratchia Barsavian, Garukos Karalok,
Boghèhaje Khatchadour et deux fem–
mes Cheumé Hadjidjanian et Vartaï
Najarian. Les Kurdes auraient éprouvé
des pertes sérieuses, les Arméniens
ayant résisté vigoureusement.
D'ailleurs, d'un village proche de
Bitlis, dont i l faut taire le nom pour
ne pas attirer de représailles, la lettre
suivante donne d'affreux détails sur la
situation des paysans a rmén i ens ; elle
a paru dans
Ylravounk,
mais i l faut la
traduire i c i intégralement pour le pu–
blic français et européen auquel nous
nous adressons; on pourra la joindre
au tragique recueil des
Massacres d'Ar–
ménie
(1)
pour lequel Georges Clemen–
ceau écrivit une admirable préface :
Mo n cher frère,
Tu me demandes si nous sommes encore
vivantes. I l vaudrait mieux de mourir que
de voir ces jours tragiques.
Vo i c i les derniers événements :
Le Kurde Faro, fils de Mi r z a Agha,
(
i)
Les Massacres d'Arménie,
témoignage
des victimes.
Mercure de France.
s'est installé dans notre village. I l y a dix
jours, ce barbare a enlevé la belle-fille de
Margar Chéhikian et l'a forcée d'embrasser
l'Islam. D'énergiques protestations ont été
présentées auprès dugouvcrnement ; celui-
ci n'a pas voulu entendre. Encouragés par
cette indifférence voulue du gouverne–
ment, les Kurdes ont enlevé et islamisé,
quelques jours après, la belle-fille de Fosso
Pogos, la fille de Gazar Patenz, l a femme
de Moses Karkronz et le fils de Otannes
Boloyan-Akole, qui fut rebaptisé sous le
nom de Mehmed Housseyne. Enfin, vous
connaissez qu'il y a un mois on a t ué
K r i k o r effendi et le maire Honan. E t
encore, on nous écrit de Constantinople
que beaucoup de nos villageois ont été
exilés ou ont succombé à leurs souffran–
ces. A i n s i : K r i k o r Tadonkhian, Mou -
rad Ichatoyan, Sedrak Karkranz, Akob
Gulgachian, Mourad Chanarian, Pa-
nossian, Av a k Azoupian, A r t i n Bolayan,
etc., etc.
Telle est notre situation. Je n'ai pas à
t'écrire les conséquences terribles des
contributions de toute sorte. Les routes
de communications, le commerce sont
paralysés, le vo l , le pillage sont p r a t i qué s
en plein jour, impunémen t .
Par les informations particulières,
comme par les rapports concordants
des consuls anglais et russe, la dé–
tresse devient de plus en plus intoléra–
ble en Anatolie. Mais i l suffirait d'un
geste pour que du moins les droits les
plus élémentaires de l'humanité fus–
sent respectés sur cette terre de dou–
leurs.
Qu'on massacre, les Puissances ne
s'émeuvent pas ; mais que les intérêts
immédiats de leur commerce soient
lésés ou menacés, elles interviennent
et le Sultan cède. A la fin de novem–
bre, i l était venu à l'idée de l'adminis–
tration ottomane des douanes, d'ajou–
ter quelques mesures vexatoires à ses
insupportables exigences. Jusqu'ici,
depuis un règlement qui date de 1863,
les opérations de douane se faisaient à
bord des mahones, grands bateaux de
transport prenant les marchandises à
bord des vapeurs qui n'accostent pas
à quai et les portent directement à des–
tination. On prétendait désormais
amener les marchandises et faire à
quai les opérations. Les commerçants
protestèrent et les ambassades mena–
cèrent d'une déma r che collective ; i l
n'en fallut point tant : le grand vizir fit
aussitôt assurer les ambassades russe
et anglaise, que les choses seraient
arrangées au mieux.
De même , l'attitude énergique des
États-Unis en a vite imposé au Sultan.
L'envoi d'un cuirassé à Smyrne eut
un effet miraculeux pour la solu–
tion des affaires pendantes. Il ne fut
plus question d'empêcher le consul
américain de se rendre à Kharpout,
bien que la Porte lui ait refusé
l'exe-
quatar
;
et cependant la présence d'un
témoin, dans un endroit où l'on pré–
pare des meurtres, est bien incom–
mode. Quant au règlement de l'indem–
nité due aux Américains pour les
dommages qui leur furent causés, i l
paraît bien qu'une fâcheuse histoire de
commande d'un croiseur à la maison
Cramp, de Philadelphie, permette au
Sultan de feindre ne point verser une
indemnité proprement dite, et aussi
de n'avouer point formellement ses
crimes. Il est vrai que dans les même s
circonstances, pour éviter à Abd-u l -
Hamid j usqu ' à l'ombre d'une humilia–
tion, l'ambassade de France a «avancé»
à nos nationaux une partie des som–
mes qui leur étaient dues.
Les Américains avaient encore ob–
tenu auparavant une satisfaction no–
table en exigeant la mise en liberté
d'Alexan Arzouian, naturalisé citoyen
des Etats-Unis, et que la police turque
avait arbitrairement arrêté.
Même pour les affaires a rmén i ennes ,
on peut, quand on veut, agir efficace–
ment. Nous avons cité déjà la conclu–
sion d'un rapport de l'évêque de
Mouch sur l'état lamentable de la r é –
gion voisine où les paysans, comme à
Bitlis, appellent la mort qui mettrait
un terme à leurs souffrances. Le cou–
rageux prélat Papken avait été empri–
sonné par les autorités locales pour
avoir révélé les atrocités commises par
les Kurdes, les collecteurs d'impôts et
les gens de police. Le patriarche Or –
manian fit une déma r che au Palais en
sa faveur, mais ce qui valait mieux,
l'ambassadeur russe intervint dans le
même sens, et pour le Sultan tout dé –
sir moscovite est un ordre : l'évêque
a rmén i en Papken a été mis aussitôt en
liberté.
Ainsi on connaît fort bien à Pé -
tersbourg, à Paris, dans toutes les
chancelleries et ministères, le moyen
d'agir sur le Sultan, et on est par suite
effectivement respectable et complice
de tous ses forfaits.
Il ne faut pas se contenter de répa–
rations partielles pour remédier à un
Fonds A.R.A.M