sang à l'état coagulé se trouvaient par
endroits sur le lieu de l'assassinat ; mais
les cadavres avaient disparu. Une tête a
été vue perchée sur un jalon ; celle-là
aussi a été emportée par les Kurdes, on
ne sait où.
Selim bey, qui feignait d'avoir pitié des
fuyards, garda pendant deux jours chez
l u i les Armé n i e n s venus chercher refuge,
et en attendant i l fit venir un employé de
l'autorité de Kheness et l u i montre le ca–
davre d'un Kurde, récemment mort de
mort naturelle qu'il a eu soin de munir
de quelques incisions pour convaincre
l'autorité que c'étaient les Armé n i e n s qui
l'avaient tué. Sur cela, Selim livre à l'au–
torité cinq Armé n i e n s , parents des vieil–
lards assassinés comme auteurs du soi-
disant assassinat du Kurde. Les autorités
de Kheness, qui n'ignorent pas les faits,
emprisonnent ces Armé n i e n s et ne font
aucun cas de leurs plaintes avec l'inten–
tion de satisfaire aux désirs de Selim bey
et de son frère Haïdar, parce qu'elles se
sont habituées de tout temps à se sou–
mettre plutôt aux ordres des Kurdes
qu'elles craignent d'être dénoncées par
eux un beau jour pour leurs vols et mé–
faits de toute sorte, au détriment de l a
population chrétienne, soit au dé t r imen t
du fisc.
Ce sont ces même s Ha ï d a r et Selim
qui, pendant l'hiver dernier à la tête de
deux cents cavaliers, avaient attaqué le
village Zernak et passé au fil de l'épée plus
de trente Kurdes de la tribu ennemie en
pleine impun i t é .
II
Constantinople, le
29
j u i n
1901.
Une grande panique règne depuis deux
semaines dans tout le district. L a procla–
mation faite à Eghrek par les hommes du
chef kurde Ha ï da r , qu'un ordre souverain
autorisait le massacre des Armé n i e n s , si
ces derniers ne se décidaient pas à em–
brasser l'islamisme, a mis tous les esprits
dans uno triste angoisse. Les hommes ré–
fléchis ne peuvent pas croire à l'exactitude
de la nouvelle et estiment qu'un pareil
ordre est incompatible dans l'actualité
avec les intérêts de la Turquie. Mais le
gros de la population, qui a vu à plusieurs
reprises les horreurs des massacres et qui
a terriblement souffert l'année passée par
le fait de trois mille cavaliers kurdes des
tribus Hassananli et Djibranli en pleine
émeute les uns contre les autres dans les
mêmes parages, hésite de se résigner à
donner crédit aux assurances de quelques-
uns qui se font passer pour des impar–
tiaux.
Depuis deux ou trois ans, des chefs
Kurdes viennent, sous les auspices du
commandant en chef du corps d'armée et
des gouverneurs militaires des districts,
s'installer dans les villages a rmén i en s avec
leurs hommes et leurs femmes en parfaits
tyrans. Ils se font servir parles villageois,
partagent par force le fruit de leur sueur,
se servent arbitrairement de leur bétail
et de leurs biens, s'amusent à leur gré
avec leurs femmes et leurs filles, prennent
tout ce qui leur plaît et volent ce qu'ils
ne peuvent pas accaparer ouvertement.
Essad Agha, de la tribu Dj i b r an l i , s'est
installé à Khalil-Tchaousch ; Chuhri agha,
fils de Mahmoud, ci-devant membre du
conseil d'administration du district, a pris
domicile à E l p i s ; Ismi, de la tribu D j i –
branli, un brigand connu pour ses hor–
ribles méfaits, est venu habiter à Aros ;
Kh a l i l agha, de Polyk, qui s'était installé
à Noumano, s'est transféré à Yé n i k c n y e t
y a laissé son fils pour lequel i l a obligé
les Armén i en s à l u i construire à leurs
propres frais une habitation spéciale ; les
trois frères de Kh a l i l agha se sont ins–
tallés à Aghdjamelik; les fils de Orner de
Polyk se sont installés à Bournas : Mohro
de Zy r yk s'est établi i l n'y a pas long–
temps à Zhozlou ; Silo de Heftghermi et
ses frères se sont constitués maîtres du
village Ya h i a ; Youssouf agha, de la tribu
Kassananli, s'est emparé des villages
Kop a l et Khy r t . Tagcdine et Av a n i , de l a
tribu Kassananli, se sont faits les ma î t r e s
de Krimkaya, Salvori, Karatchoban et
Govandouk.
Tagedine est un chef kurde très connu
comme brigand sanguinaire d'une férocité
inouïe et d'une beauté physique des plus
rares. Ap r è s avoir terrorisé assez long–
temps le vilayet d'Erzeroum, i l est venu
faire sa soumission i l y a quelques années
au va l i d'Erzeroum. Dans une seule nuit
i l tua au sabre dix personnes à la fois.
Les villages a rmén i en s n'ayant pas un
ma î t r e kurde sont rares.
Il y a quelques jours un dé t a chemen t
de douze Kurdes armés est entré dans le
village Tchcvirmé et a emporté presque
une centaine de bêtes : chevaux, buffles,
bœufs et vaches. Ces hommes apparte–
naient à ce même Tagedine qui est actuel–
lement lieutenant-colonel dans les régi–
ments de l a cavalerie hami d i ë . Simulta–
némen t , des Kurdes armés venant du côté
de Dédéve r an , s'avancent jusqu'à Kara-
Keapru et emportent soixante-sept têtes
de gros bétail.
Mahmoud pacha, commandant militaire
de ce district, a trouvé l ama n i è r e de faire
cesser les plaintes des Armé n i e n s ; les
Armén i en s qui recourent à l u i contre les
méfaits des Kurdes et de leurs officiers
sont roués de coups et laissés lorsqu'ils
arrivent à l'état d'un corps presque ina–
nimé. E n raison de ces persécutions, les
autres Armén i en s n'osent plus se plaindre
aux autorités. Les autorités civiles du
district ne sont autres que les humbles
serviteurs de ces nouveaux prétoriens qui
tiennent en leur merci les Armén i en s d é –
laissés à leur funeste sort. Ces pauvres
Armé n i e n s qui risquent par cet état de
choses continu de perdre leur religion et
leur nation ne cessent d'implorer le con–
cours de la civilisation, mais en vain,
hélas ! Aucune main compatissante au
nom de l'humanité n'est venue encore
s'étendre sur eux.
LA QUINZAINE
Les événements récents d'Eghrek et
de Kheness ont été signalés par une
courte dépêche des agences que la
plupart des grands journaux euro–
péens ont négligé même de reproduire :
leurs administrateurs connaissant que
le silence est d'or, autrement qu'au
sens mé t aphor i que . Il est douteux qu'ils
reproduisent le récit tragique et précis
que nous envoie de Constantinople
un correspondant hautement autorisé.
Quant aux ambassadeurs, ils n'ont
pu ignorer des faits qui leur ont été
sans doute dénoncés avec les plus
amples détails ni les dissimuler à leurs
gouvernements.
Ce ne sont pas là d'ailleurs des inci–
dents isolés et i l est nécessaire d'indi–
quer que non seulement aux confins
du vilayet de Bitlis et d'Erzeroum,
mais partout et en particulier autour
de Moush et près de Bayazid, les tue–
ries systématiques ont r ecommencé .
A Moush même , selon le procédé
classique, les Kurdes en armes ont
envahi la ville sous prétexte de venger
la mort d'un agha, soi-disant tué par les
Armén i ens . Les boutiques se sont aus–
sitôt fermées et le bazar a été aban–
donné ; les Arméniens n'osaient plus
sortir de leurs maisons. Quatorze
d'entre eux ont été tués cependant.
L a circulation est interrompue entre
la ville et les villages voisins, dont l'un
Moghomek a été attaqué par les bandes
meurtrières ; plusieurs autres villages,
aux environs du couvent de Sourp
Garabe, ont été pillés et dévastés. I l
va de soi que les agresseurs n'ont pas
été inquiétés dans leurs opérations.
Près de Bayazid, ainsi que le faisait
Fonds A.R.A.M