d'une responsabilité quelconque, ni la
moindre crainte à la perspective d'un châti–
ment judiciaire. Et pourtant i l devait subir
une peine, on prétend même qu'il était con–
damné à mort).
D. — Je suis lâché de te trouver en prison.
Y a-t-il longtemps que tu y es ?
R. —Moi aussi, j'en suis fâché. Voilà cinq
mois que j ' y suis, mais ça m'a fait Tenet
d'une vie entière.
D. —C'est sûrement la faute des Armé–
niens.
R. —Bien sûr !
D. — Tu en as, à ce que j'apprends, expé–
dié un trop grand nombre dans l'autre monde,
tu as enlevé leurs femmes, incendié leurs
villages, bref, tu leur as rendu la vie trop
amère ?
R. —Oh ! tout ça n'a rien à faire avec
mon emprisonnement. Ce n'est pas parce
que j ' a i violenté les Arméniens qu'on veut
me punir. Nous agissons tous ainsi. Quant à
moi, je les tuais rarement, et seulement
lorsqu'ils résistaient. Mais les Arméniens
m'ont trahi, et Ton m'a fait prisonnier. C'est
là ce que j ' a i voulu dire en disant que c'était
la faute des Arméniens. Si Ton me pend, ce
sera pour avoir pillé la poste turque et violé
la femme d'un colonel turc, qui est à présent
ici à Erzeroum. Mais ce n'est pas à cause des
Arméniens. Qui sont-ils, que je dusse souf–
frir à leur sujet ?
Ensuite i l me raconta quelques-unes de ses
aventures, comment i l avait outragé des
femmes chrétiennes, tué des paysans armé–
niens, pillé la poste, et comment i l s'était
échappé de prison. Puis i l poursuivit :
Après cela, nous avons accompli de grands
exploits, qui plongeront les douze puissances
dans Tétonnement quand elles les appren–
dront. Nous avons attaqué des villages, nous
avons tué des gens qui auraient voulu nous
tuer, nous avons pillé des maisons, enlevé
de l'argent, des tapis, des femmes, des mou–
tons. Nos exploits ont été grands, et tout le
monde en parlait.
Je lui fis décrire quelques-uns de ces
«
grands exploits, » qui plus d'une fois avaient
amené la mort d'une cinquantaine de per–
sonnes. Puis je lui dis :
D. — Est-ce que les Arméniens vous résis–
taient quand vous leur enleviez leurs bes–
tiaux et leurs femmes ?
R. — Pas souvent. Ils ne peuvent résister.
Ils n'ont pas d'armes. D'ailleurs, ils savent
bien que ça ne leur servirait de rien ; alors
même qu'ils pourraient tuer quelques-un des
nôtres, d'autres Kurdes viendraient et se
vengeraient. Les Turcs les haïssent, mais
nous, nous ne les haïssons pas. Nous vou–
lons seulement de l'argent et du butin; quel–
ques Kurdes exigent des terres. Mais les
Turcs en veulent à leur vie. Il y a quelques
mois j ' a i attaqué le village arménien de
Kara Kiprin et emmené tous les moutons,
sans en laisser un seul. Désespérés, les ha–
bitants nous ont poursuivis et ont tiré quel–
ques coups de fusii, mais ce n'était rien de
sérieux. Nous nous dirigions vers Erzeroum,
pour y vendre les moutons. En route nous
avons eu à nous battre. Les paysans du vil–
lage de Chénou nous ont attaqués, sachant
bien que nous avions pris ces bêtes à leurs
compatriotes. Nous autres Kurdes n'étions
que cinq, tandis qu'ils étaient très nombreux,
tout le village était après nous. Deux de nos
hommes sont tombés, des simples soldats
(
rayas), tandis que nous avons tué quinze
Arméniens ce jour-là. Ils réussirent à nous
reprendre quarante moutons. Mais nous
avons gardé le reste et nous les avons vendus
à Erzeroum.
D. — Avez-vous souvent tué des Armé–
niens en grand nombre ?
R. — Oui. Mais ce n'était pas notre but.
Nous voulons du butin, non pas des vies
d'hommes. Les vies d'hommes n'ont pas de
valeur pour nous. Seulement, quelquefois, i l
faut bien leur lâcher une balle, pour les faire
tenir tranquilles, quand ils s'avisent de résis–
ter.
D. — Est-ce que vous vous servez de poi–
gnards ?
R. — Non, nous employons nos fusils. Il
faut bien que nous vivions. En automne, nous
prenons nos mesures pour nous procurer
assez de blé pour passer l'hiver, et puis aussi
de l'argent. Nous avons aussi des bestiaux,
mais ce n'est pas ça qui nous donne beaucoup
de peine : nous les confions aux Arméniens,
qui les soignent et les nourrissent.
D. — Mais quand ils s'y refusent?
R. — Eh bien, nous leur enlevons leurs
moutons, nous leur brûlons leurs maisons,
leur foin et leur blé. Et alors ils préfèrent ne
pas refuser. Au printemps, nous réclamons
notre bétail, et les Arméniens doivent resti–
tuer le nombre exact qu'ils ont reçu.
D. —Et si une maladie éclate et emporte
le bétail?
R. — Ça regarde les Arméniens. Ils doi–
vent rendre ce qu'ils ont reçu, ou du moins
un nombre égal. Ils le savent bien. Nous ne
pouvons pas supporter la perte. Mais eux,
pourquoi pas? Presque tous nos moutons
viennent de chez eux.
11
me raconta encore toute une série d'his–
toires sur ses expéditions, ses hauts faits de
meurtre et de pillage, ses enlèvements de
femmes; etc. Enfin je lui dis : « As-tu d'au–
tres actions d'éclat à me décrire, Mostigo,
pour que je puisse les rapporter aux douze
puissances ? » Je reçus cette réponse carac–
téristique :
«
On questionna un jour le loup en disant:
Parle-nous un peu des moutons que tu as dé–
vorés. Et i l répondit: J'ai dévoré des milliers
de moutons ; desquels voulez-vous que je
vous parle ? Il en est de même de mes actions.
J'aurais beau raconter pendant deux jours
sans interruption, je ne pourrais pas encore
tout dire. »
Ce brigand est un Kurde, et i l y en a
beaucoup de pareils.
Ex uno disce omnes.
Et
après tout, ces Kurdes ont été les plus hu–
mains parmi les persécuteurs des Arméniens.
Quand cet homme avait besoin d'argent, i l
allait piller ; d'autres fois, pour satisfaire ses
passions, i l enlevait des femmes et des jeu–
nes iilles; pour défendre le butin qu'il avait
fait, i l tuait; et toujours i l savait n'avoir au–
cun châtiment à redouter, parce que ses vic–
times étaient des Arméniens. N'existe-t-il pas
de lois, demandera-t-on ? Certainement, i l en
existe, et même, étant données les circons–
tances, elles sont assez bonnes..., quand on
les applique. Dès que notre homme s'attaqua
à la poste impériale et qu'il outragea une
femme turque, i l fut jugé coupable et con–
damné à mort.
Ainsi, les lois, les projets de réformes, la
constitution, alors même que les auteurs se–
raient les plus sages des législateurs et des
hommes d'Etat, ne valent pas plus que le pa–
pier sur lequel on les écrit, aussi longtemps
que les Turcs ont le droit de les appliquer
sans contrôle. C'est ce que démontrent irréfu–
tablement les actes et toute la conduite des
fonctionnaires turcs à un moment quelconque
au cours des cinquante dernières années.
J'ai par exemple là sous les yeux un rap–
port concernant un fonctionnaire turc, un
gardien attitré des lois, Son Excellence Hous–
sein-Pacha, brigadier-général de S. M . le sul–
tan, et ce rapport est absolument digne de
foi. — Houssein était à la tête d'une bande
de brigands kurdes, dont le nombre pouvait
aller jusqu'à deux mille hommes, et soumet–
tait les paisibles habitants de la province à
un tel régime de meurtres, de viols et d'in–
cendies, qu'à son seul nom les plus coura–
geux étaient plongés dans l'angoisse et la
terreur. Les Arméniens de Patnotz eurent
tellement à souffrir de fui qu'ils abandonnè–
rent leur village et émigrèrent en masse à
Kara-Kilis où résidait le kaïmakam (préfet).
Là-dessus Houssein avec une troupe nom–
breuse cerna la maison de l'évêque de Kara-
Kilis, et le força à renvoyer ces gens dans
leur ancien village. Les musulmans eux-
mêmes furent tellement indignés de sa con–
duite scandaleuse que le prêtre mahométan
de Patnotz, Cheikh Nari, le dénonça auprès
du vali d'Erzeroum. Alors Houssein envoya
des émissaires, qui assassinèrent Cheikh Nari
et terrorisèrent à tel point sa belle-fille qu'elle
en mourut. Dans une seule razzia i l enleva
deux mille cinq cents moutons et des chevaux
en grand nombre, vola cinq cents livres,
brûla neuf villages, tua dix hommes et en
mutila onze autres en leur coupant le nez, les
oreilles et les mains. Au commencement de
1890,
i l enleva cinq jeunes filles chrétiennes
de Patnotz, et en septembre et octobre de la
même année i l imposa à la population du
district une contribution de trois cents livres.
Il ne fut jamais inquiété pour aucun de ces
forfaits. En décembre
1890,
i l envoya son
frère pour extorquer plus d'argent encore, ce
qui eut lieu grâce au pillage de vingt et un
villages du district d'Aïntab : la razzia pro–
duisit trois cent cinquante livres et deux cents
batmans (environ mille cinq cents kilos) de
denrées.
(
A suivre.)
E.-J.
D I L L O N .
L i r e dans
La Contemporaine
(
du
2 5
juin)
L'EXTERMINATION D'UNE RACE
Par
P i e r r e Q l I L L V R I ) .
Le Secrétaire-Gérant :
J E A N
L O N G U E T .
Fonds A.R.A.M