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C'est donc en pleine connaissance de cause que M . Pisani, après
avoir traité avec son autorité d'historien de la situation des Armé–
niens en ce siècle, rejette la responsabilité du dernier et terrible coup
qui vient de les frapper sur les Turcs eux-mêmes. Le conférencier
ne veut pas dire qu'il y ait eu un ordre formel donné par le gou–
vernement turc d'exterminer les Arméniens ; mais i l remarque que
telle a été la régularité avec laquelle les massacres ont été exécutés,
et telle l'impunité dont ont joui ceux qui les ont commandés ou
qui y ont présidé, que l'intervention d'un facteur autre que la
simple barbarie des foules musulmanes doit être nécessairement
admise. Quelle est cette puissance occulte qui a dirigé la main des
Kurdes, leur ordonnant de frapper à telle heure, de cesser la
tuerie à telle autre, d'immoler ceux- ci et d'épargner ceux-là ? Le
conférencier pense que ce pouvoir, qui s'est manifesté d'une si t r a –
gique manière, peut bien être celui de quelque grande confrérie
musulmane, de quelqu'un de ces ordres qui couvrent de leur réseau
le monde musulman, et qui exercent autour et au-dessous du
khalife une influence immense bien qu'obscure. I l semble, en effet,
que ce soit là l'opinion à laquelle i l convient de s'arrêter, en atten–
dant que l'éloignement des temps ait permis de scruter plus libre–
ment et plus à fond les causes et les fins des massacres.
Nous ne voudrions pas laisser croire que M . Pisani s'est con–
tenté, dans cette conférence, d'être érudit, diplomate, philosophe
même, encore qu'il soit déjà beau d'être tout cela; nous devons
dire aussi qu'il nous a émus comme hommes et comme chrétiens en
retraçant des souffrances, si saintement 'supportées parfois, que
l'on ne peut s'empêcher de donner aux victimes le titre de martyrs;
i l a de plus insisté sur les suites de ces massacres et sur la perpé–
tuité de ces souffrances, rappelant les deuils et les ruines, et les
églises dévastées, et les apostasies forcées et les enfants tombés aux
mains des Turcs, tous malheurs qui durent encore et qui fourni–
ront longtemps de douloureux motifs à l'exercice de!notre charité
ou tout au moins de notre pitié.
Revue de l'Orient,
15
mai 1896.
Fonds A.R.A.M