courir les rues ne rappelaient les événements récents, on ne pour–
rait pas s'imaginer que Constantinople vient de voir un des plus
grands massacres de chrétiens qu'ait jamais enregistrés l'histoire.
La douleur des milliers de mères arméniennes, aujourd'hui
veuves et auxquelles on a arraché leurs enfants de la façon la plus
barbare, cette douleur est navrante à voir. Pâles, tout habillées de
noir, on les rencontre par centaines dans les rues, marchant d'un
pas fatigué, muettes et sans larmes. Ce spectacle serre le cœur et
révolte.
Que fait donc le monde civilisé ? Faut-il que, pour des raisons
d'on ne sait quelle tortueuse politique, ces femmes et les pauvres
nourrissons qui leur restent soient abandonnés au sort le plus
affreux ? Est-il possible qu'à la fin d'un siècle qui se glorifie de
ses idées humanitaires, des milliers et des milliers de créatures du
bon Dieu meurent de faim ? En présence de cette effroyable m i –
sère, on se prend à penser que les hommes tombés sous le gourdin
des bachibozoucks ont eu encore la bonne part. Au moins ceux-là
ne souffrent plus.
Ici, aucun Européen n'ose venir au secours de ces malheureux.
Des nuées d'espions veillent, et le moindre contact avec les Armé–
niens peut avoir les suites les plus fâcheuses. Le secours ne peut
venir que du dehors, et i l est à souhaiter qu'il vienne vite, très
vite. Le régime de la terreur sous lequel les Turcs ont courbé la
grande capitale a visiblement rompu tous les liens. Chacun vit pour
soi et ne songe qu'à sa propre vie. On ne peut plus guère parler
de communauté arménienne, et i l serait bien difficile de la réunir
pour une action commune.
Cependant on a le sentiment très net que les Arméniens cherche–
ront un jour ou l'autre à prendre leur revanche et à faire payer aux
Turcs le sang répandu à flots. La colonie arméniennede Constantino–
ple comptait, avant les massacres, de 150 à 170.000âmes. I l e s t au -
jourdhui certain que 12.000 personnes ont été tuées pendant les trois
journées sanglantes; 6000 aumoins ont été jetées en prison et 20.000
ont été expulsées ou se sont expatriées. Les expulsions en masse con–
tinuent. On renvoie dans leurs provinces tous les Arméniens établis
à Constantinople depuis une date récente. Un grand nombre
Fonds A.R.A.M