Pierre
Quïllard
Ce n'est pas là du tout une exagération ; j ' a i enregistré de
mes propres mains sur le registre de décès, et après avoir,
eu tous les renseignements nécessaires, les noms de ceux
qui sont morts de la misère ou de la faim.
Sur les quinze à seize cents maisons de ma paroisse, i l y a à
peine cent trente familles qui aient leurs fermes, leurs char–
rues et puissent vivre tranquillement, qui n'aient pas de
dettes ou très peu ; la majorité qui reste, chacun pour une
dette de cinq, dix, vingt livres n'est qu'un serf pour tel ou
tel agha, bey ou cheik... et est obligé de leur servir; sans
avoir l'espérance et la consolation de procurer du pain sec
à sa famille, sans espérer de pouvoir payer un jour sa dette
et de rentrer dans sa campagne et d'avoir jamais sa char–
rue et ses biens ; jamais ; car les aghas ne veulent jamais
que leurs hommes — les Arméniens —puissent s'acquitter
de leurs dettes et échapper ainsi à leurs griffes ; ils
emploient tous les moyens, toutes les mesures impitoya–
bles et diaboliques pour que leurs hommes restent cloués
auprès d'eux. Telle est la situation de la majorité des habi–
tants de notre paroisse ; et voilà pourquoi trois, cinq, huit,
dix familles sont ainsi dispersées dans beaucoup de cam–
pagnes kurdes et plus souvent turques. La cause de cette
dispersion et du servage n'est que la misère et surtout les
atrocités; car les tribus kurdes se déchirent entre elles et
ce sont les campagnes arméniennes qui sont foulées aux
pieds et pillées, incendiées et détruites, et voilà que les
pauvres paysans nus et privés de toutes ressources, pour
ne pas rester affamés et nus, et pour ne pas mourir de faim,
sont obligés de s'asservir en échange de pain sec pour
eux-mêmes et les leurs. Souvent ces tribus ou ces beys-
aghas, très bons et très) humains, poussés par l'animosité
ou par leur instinct bestial ou par un caprice, attaquent,
soudain, un village arménien ; ils tuent les notables du
village, ils pillent tout le village ; ils l'incendient quelque–
fois, et s'en vont ; les paysans arméniens restent devant
le tas de cendres et de cadavres ; privés de tout, pleurant
et gémissant, ils tombent dans le servage...
(
Rapport X.)
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Fonds A.R.A.M