Avant-propos de Armin T. Wegner
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de sensibilité. Ce sentiment fut également formulé d'une manière exemplaire
dans les émouvants plaidoyers de la défense; si l'on objecte, d'autre part, en
dépit de la rare unanimité de l'accueil réservé par la presse à ce verdict, que les
juges et les jurés se seraient laissés influencer par leurs sentiments, la volonté
de dépréciation contenue dans cette affirmation ne témoigne-t-elle pas d'une
affligeante méconnaissance de la nature humaine? Le fait précisément qu'ils
aient écouté leur cœur suffit à les rendre dignes des plus vifs éloges; car à
l'occasion de ces terribles événements, nous n'avions jamais entendu jusque-là
que la voix de la violence, de la diplomatie et de la raison militaire, et non celle
du cœur humain ! La politique et le droit, qui ne tiennent pas compte du cœur
de l'homme, ne sont en vérité que des mots hypocrites uniquement destinés à
dissimuler l'absence de scrupules et la soif du pouvoir. Que nous importe que
Talaat fût ou non convaincu que ses décisions n'avaient d'autre mobile ni
d'autre but que la prospérité de son pays? Un patriotisme qui se croit autorisé
à user d'aussi effroyables atrocités n'a rien de commun avec les intérêts vérita–
bles des peuples; ce n'est pas un sentiment noble, mais un fétiche sanglant, un
crime. Dire cela, ce n'est en aucune façon condamner le peuple turc. La nation
turque dans sa totalité ne saurait être rendue responsable de l'extermination
des Arméniens. Non seulement elle n'a pas voulu ces horreurs, mais encore
beaucoup de ses représentants les ont très nettement désapprouvées. Les docu–
ments officiels des consuls allemands en témoignent: ils contiennent de nom–
breuses preuves de refus d'obéissance des fonctionnaires turcs qui aperce–
vaient très clairement les terribles conséquences des ordres gouvernementaux.
C'est ainsi que ceux qui accordent leur amitié au peuple arménien la dispen–
sent aussi au peuple turc, dont ils ressentent profondément les besoins vitaux
de la richesse d'âme ; ils cesseraient d'être les amis du peuple arménien si celui-
ci se croyait autorisé à accomplir des actes de cruauté semblables à ceux com–
mis par Talaat. Si leur sympathie se dirige actuellement davantage vers la
nation arménienne, c'est que l'injustice dont celle-ci fut victime durant la
guerre fut la plus grande.
S'il est vrai que la souffrance sanctifie les hommes, j'affirme, cette injus–
tice ayant atteint de telles extrémités que le peuple arménien, dans le cas même
où il n'eût pas possédé ce zèle tenace, ce don et cette culture si profondément
enracinés qui le distinguent, où il eût été affligé de ce caractère médiocre dont
ses ennemis lui font grief, où il eût même commis des actes encore plus graves
que ceux qui lui furent reprochés, j'affirme que, même en ce cas-là, ce peuple
serait pour toujours sanctifié par la seule force écrasante de l'infinie douleur
qu'il eut à endurer !
Armin T. Wegner
Fonds A.R.A.M