général Antranik m'attendait à l'hôtel Noailles. Surpris de la présence
inattendue du héros arménien à Marseille, j'accourus auprès de lui
pour connaître la cause de ce voyage. Le général, avant de me donner
aucune explication, me chargea de lui assurer son départ le jour même
à destination de Beyrouth; une fois son départ assuré, le général entre
en confidence et me confie la cause de son départ précipité. M. Tcho-
banian, un poète arménien, était parti huit jours avant lui pour effec–
tuer les démarches nécessaires auprès du général Gouraud, en vue de
la rentrée en Cilicie du héros national arménien. Après avoir écouté
les explications du général Antranik, je n'ai pas manqué de lui faire
remarquer que le moment était très mal choisi pour une pareille entre–
prise, qu'on l'avait dérangé inutilement et son retour prochain à Mar–
seille ne faisait aucun doute devant l'insuccès certain de cette tenta–
tive.
Le gouvernement français siégeait à Paris, mais non à Beyrouth,
ainsi que la Délégation arménienne. Il me semblait extraordinaire que,
sans aucune entente préalable avec le gouvernement de la République
on laissât partir pour une destination inconnue un général de grande
valeur en se fiant sur le résultat des démarches du poète Tchobanian
auprès du général Gouraud qui recevait ses instructions de Paris et
qui ne pouvait prendre aucune initiative, surtout au sujet de la Cilicie,
qui avait été l'objet d'une récente entente franco-turque. Je ne m'étais
pas trompé dans mes prévisions, puisque M. Tchobanian, l'envoyé
extraordinaire de notre Délégation, faute de mieux, villégiaturait dans
les montagnes du Liban, et le général Antranik, profitant de son
voyage, rendait visite aux Arméniens d'Egypte et de Smyrne.
L'expédition de Cilicie, en fin de compte, s'est terminée en queue
de poisson aussi bien pour les Arméniens que pour les Français. La
diplomatie turque a su mettre à profit les divergences de vues qui sépa–
raient la Délégation arménienne du Quai d'Orsay, et garder, par une
habile manœuvre, la Cilicie pour la Turquie. Les diplomates arméniens
attendent toujours l'intervention américaine en Cilicie comme les Juifs
attendent la venue de leur Messie, et M. Briand le résultat des pro–
messes alléchantes de Mustapha Kemal à son ami, M. Franklin-
Bouillon. En attendant, les Turcs sont les maîtres de la Cilicie et de
deux cents millions.
Qu'on le veuille ou non, les événements ont prouvé que nous
avions vu plus clair dans la situation que la Délégation arménienne et
peut-être que M. Briand lui-même. Si on nous avait fait l'honneur
d'écouter notre modeste conseil, aujourd'hui le drapeau français flot–
terait en Cilicie, pays qui n'a rien à envier à l'Egypte au point de vue
de la fertilité de son sol et de sa grande possibilité de production
cotonière ; quant aux Arméniens, sous la protection de la France, ils
vivraient tranquillement dans leur patrie, ayant ainsi franchi la pre–
mière étape vers leur indépendance nationale.
Fonds A.R.A.M