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affection en y mêlant une nuance d'hypocrisie, incompatible, d'ailleurs,
avec mon caractère. Je serai par conséquent très franc, et que mes
amis français veuillent bien m'excuser si parfois cette franchise frise
une certaine rudesse dans sa façon de s'exprimer.
On a beau s'initier aux finesses de la langue de Lamartine et d'Ana–
tole France, tout de même, il reste au fond les déchets d'une plante
sauvage d'Arménie, que la nature empêche d'être absorbés complète–
ment, dans un climat qui n'était pas sa destination primitive; s'il
m'avait été permis de choisir le lieu de ma naissance, j'aurais choisi
sûrement la patrie de l'immortel Victor Hugo; mais, puisque le sort en
a décidé autrement, je dois rester toute ma vie fidèlement attaché aux
traditions de ma race et à celles de ma famille, pour ne pas renier mon
origine. C'est cette fidélité et cet attachement invariables à ma patrie
qui donnent une certaine valeur de sincérité à ma profonde affection
pour ma seconde patrie, la France.
C'est avec la conscience d'un Arménien, enfant adoptif de la
France, que je jugerai les événements, avec la conviction que mes
observations seront lues avec beaucoup d'indulgence. C'est cette espé–
rance qui me donne le courage de dévoiler ma pensée intime, à l'égard
d'un peuple qui peut avoir la fierté de tenir entre ses mains le flambeau
de la civilisation et l'orgueil d'être le foyer des Droits de l'Homme et
du Citoyen, dont l'héroïque exemple guide les peuples de l'univers,
pour briser toutes les chaînes de l'esclavage, aux accents séduisants
de l'immortelle
Marseillaise.
Le Français est très économe, c'est la grande vertu de sa race ; en
effet, pour conserver son indépendance et pour ne pas être à la merci
des uns et des autres, le meilleur moyen de garder sa liberté, avec le
système actuel de notre société, c'est d'avoir en réserve une certaine
économie qui vous mette à l'abri des imprévus.
Ls Français estime que Fargent, sans être un but, est un moyen
indispensable dont la possession prévient souvent beaucoup de
malheurs dans la tourmente de l'existence; il n'a pas l'amour de l'ar–
gent, mais il se sert de cette arme, poussé par un sentiment de conser–
vation, ce qui ne l'empêche pas de jouir des bienfaits de la nature, cha–
cun suivant ses moyens. Le Français a la prudence de ne pas entamer
son capital, il se contente de ses revenus; pour lui, le capital est une
propriété sacrée, qu'à sa mort il doit transmettre à ses héritiers; c'est
pourquoi nous voyons qu'en France la fortune d'une famille passe de
génération en génération. Le Français ayant acquis son avoir par son
travail honnête et continu, il est tout naturel qu'il soit moins disposé
qu'un autre à s'en détacher. Pour lui, « un tiens vaut mieux que deux
tu l'auras », c'est plus pratique et plus sûr. C'est pour cette raison qu'il
n'aime pas à risquer son avoir, péniblement acquis, dans les jeux de
hasard; il préfère, toute son existence, vivre au besoin dans une modes–
tie relative, plutôt que de tenter sa chance dans une entreprise, au
Fonds A.R.A.M